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"Destination Paradis"

samedi 5 septembre 2009, par Grégory Joulin

Au sud des Landes, le long des premiers contreforts rocheux annonçant les fiers massifs
des Pyrénées, se trouve un lac profond. Nulle rivière ne vient s’y jeter, nul fleuve n’y
prend sa source. Sur son étendue, les coups de vent capricieux dessinent parfois de
longues rides liquides, et sous sa surface, il suffit de quelques brasses pour s’enfoncer
dans les ténèbres d’une eau glacée vieille de mille ans.
La forêt qui entoure le lac porte le nom de Forêt du Loup Perdu et seul quelque ancien
du village saurait peut-être encore expliquer le sens funeste de cette appellation.
Certains appellent encore le lieu "Lac du Loup Perdu", mais le promoteur immobilier qui
a bâti dans les années 50 une petite base nautique de loisirs le long de l’étendue d’eau
ne s’est pas, lui, embarrassé avec ce détail. Démarche commerciale oblige, il a choisi de
frapper fort et a baptisé l’endroit d’un nom qui tape, d’un nom qui claque, d’un nom dont
on se souvient longtemps.
Ce lac, il l’a surnommé : "Destination Paradis".
Une "Destination Paradis", dans les années 50, cela voulait dire vingt petites cabanes
familiales comportant chacune une chambre pour 4 personnes et un petit coin cuisine
équipé simplement. En comptant les douches et toilettes collectives à cent mètres des
habitations sommaires, quelques jeux pour enfants, dix pédalos stationnés sur la fine
plage de sable beige, on avait un petit centre tout à fait présentable - pas le grand luxe
mais déjà un début à l’ère naissante de la démocratisation des loisirs. Du moins, c’est ce
que pensait Hubert Tardieu, le promoteur qui, flairant le bon coup, avait investi cent
mille nouveaux francs (en 1958 !) pour construire ce mini-complexe.
Et quand, au coeur de l’été immaculé, le ciel bleu et l’ardeur du soleil faisait resplendir la
surface du lac apaisé, une fête des sens se faisait jour - rires enfantins, reflets de l’eau,
odeur fraîche des sous-bois... Le bonheur était à portée de main, la porte des cieux
semblait s’entrouvrir et radieux, Hubert Tardieu, l’homme d’affaire souriant, se disait
que cet endroit ressemblait bien à ce qu’il promettait : un petit coin de paradis.
Mais parfois, les sens ne sont plus en fête, les rires enfantins ne résonnent plus et
l’odeur entêtante des pins s’efface sous les remugles de la terre mouillée. Le soleil
disparaît, les nuages se font hostiles, le lac placide arbore alors sa vilaine teinte grisâtre.
Et le paradis se transforme en Enfer.
Le dix août 1959, une jeune vacancière de quinze ans s’est noyée à Destination Paradis.
Alertés bien vite, les secours n’ont pu sauver l’adolescente dont le corps ne fut d’ailleurs
jamais repêché. On fit en hâte acheminer de Toulon une drague spéciale pour les grands
fonds, en vain : ce qu’il prend, le Lac du Loup Perdu ne le rend pas, et même si sur ses
rives, le soir, le vent chante dans les pins et accompagne les rossignols légers, les eaux
sombres du lac, elles, gardent leur secret, profond de mille nuits. Et les morts qui y
dorment se taisent.
Le choc de la noyade de la jeune femme traumatisa les estivants, les circonstances du
drame étant difficiles à préciser. Savait-elle nager, l’avait-on poussée ? Pourquoi voulait-elle
traverser le lac dans le sens de la longueur ? Pour rejoindre ses amies ?
Le camp de vacances fut bouclé pour enquête, les parents de la jeune fille évacués à
l’hôpital. Hubert Tardieu contemplait le procès sanglant et la ruine assurée se rapprocher
de lui lentement et sûrement.
Deux mois plus tard, en octobre 1959, le camp était fermé.
Mais le lac placide, lui, celui qu’on appela un temps le lac Paradis, s’étend toujours avec
majesté au pied des collines, cerné de pins centenaires, et parfois, quand la tempête se
lève, sa surface agitée semble se lever vers le ciel noir pour lui chuchoter quelque
sinistre histoire, l’histoire de la jeune enfant intrépide aux cheveux roux qui l’épousa
pour toujours, dans des noces d’herbes, de vase, de larmes et d’eau.

Bien des années plus tard...
Les trois filles avaient franchi la petite butte qui les séparaient du lac et se tenaient
silencieuses devant l’étendue calme, fascinées. Il faisait beau et doux, à 1200 mètres, ce
qui promettait des nuits fraîches et des journées agréables pour août. Les adolescentes,
arrivées une heure plus tôt, appréciaient le spectacle comme la température. Le temps
de jeter les sacs à dos dans la chambre du haut et hop, direction le lac. Le périple de
quelques heures en voiture pour atteindre le chalet, où était prévue cette semaine de
vacances, avait donné lieu à bien des projets, entre aller en boîte, rencontrer des mecs
craquants, bouger, faire des trucs délires et tout, mais le premier et plus urgent était
d’aller plonger direct dans le lac Paradis en arrivant. Mais maintenant, les demoiselles
restaient immobiles, jouissant du spectacle. Des années avant, la vue du lieu depuis la
butte qui le surplombait avait coupé le souffle à bien des vacanciers.
— Que c’est beau ! souffla l’une d’elles.
— Oui, approuvèrent ses amies, à voix basse elles aussi.
Pas grand-chose d’autre à ajouter. Elles se turent.
Au bout de quelques minutes, Téva, la plus âgée, dit :
— On ira nager demain, si vous voulez, mais je vous préviens : ça caille et en plus c’est
profond.
Négligemment, elle remua son poignet droit : deux petits bracelets à clous tintèrent
doucement. Les trois filles adoptaient le look rock à fond, parce que ça leur plaisait et
qu’on a la vie qu’on se fait. Par ce mois d’août, an de grâce 2009, le lac Paradis les
accueillait placidement, se moquant bien de leur apparence.
— Profond comment ? demanda Claire, la blonde.
— Très profond. Des gens se sont noyés ici.
Le silence devint pesant. Avisant l’expression consternée de ses amies, Teva reprit :
— Enfin, c’était il y a hyper-longtemps...
— Ah ? fit la troisième fille, Camille.
— Oui, en fait il n’y a eu qu’une personne qui y est restée, une femme.
— Ah ? répéta Camille.
Claire la poussa doucement de l’épaule et lui dit :
— Change de disque, mademoiselle AhAh !
— Oh, ça va.
De nouveau le silence. Une brève brise se leva, ridant la surface de l’eau. Depuis un pin,
sur une haute branche, un sifflement léger retentit, produit par un geai. Harmonie,
équilibre, toujours.
— Et comment tu sais ça ? finit par demander Claire.
— Mon père me l’a raconté, répondit Téva.
— Ah bon ?
— Oui, vous voyez la petite cabane en ruine, là-bas ?
Elle désignait du doigt ce qui avait dû être un petit chalet rudimentaire, maintenant
complètement désossé. Ses deux amies approuvèrent.
— Eh bien, autrefois, avant les évènements, les parents de la femme noyée passaient leur
vacances dans cette baraque et son père y avait peint un portrait de sa fille...
— Ah oui ? dit Claire, que la conversation passionnait de moins en mois.
Mais Téva était lancée. Camille buvait ses paroles : les histoires occultes, c’était son
truc.
— Donc, reprit l’adolescente au tee-shirt The Stooges, le portrait est resté longtemps
dans ce petit chalet bien après que la fille se fût... enfin... vous voyez... Bref, devinez où
il a atterri ?
Silence.
— Chez nous, à la maison, juste derrière !
— Génial, murmura Camille.
— Délire, chuchota Claire.
Téva rayonnait : cible atteinte, effet réussi, deux victimes sur le carreau. Elle sourit :
— Oui c’est mon grand-père qui l’a récupéré - avec d’autres babioles - et a tout mis à la
cave. Défense d’y toucher, et tout ! Grosse déchire ! Mon père s’en souvient bien, il m’a
raconté ça il y a longtemps mais j’ai pas oublié !
Les deux autres filles ne quittaient plus Téva des yeux. Camille demanda :
— Dois-je comprendre que dans la cave se trouve le portrait de la noyée du lac Paradis ?
— Bingo, t’as tout compris, ma vieille !
— M’appelle pas comme ça !
— Pardon, pardon... FPST !
— FPST ? demanda Claire.
— Fais Pas Sous Toi !
Elles rirent.
Le vent se leva de nouveau. Il était sept heures, il commençait à faire froid, et sombre.
La surface du lac demeurait immobile, un vrai miroir. Le reflet d’un cumulus y dérivait
doucement : son image plongeait dans l’étendue d’eau. effet vertigineux. Mais les filles
l’ignorèrent.
— Bon, on rentre ? suggéra Camille.
Elles rebroussèrent chemin. Leur chalet était à cent mètres.
— Tout à l’heure, si vous voulez, on ira voir le portrait, proposa Téva. Ma mère ne dira
rien, on fera ça discrètos...
Ses deux amies hochèrent la tête vigoureusement. Téva se félicita : le portrait de la
noyée, ça faisait toujours son petit effet. Et puis, il n’y avait pas que le portrait : son
grand-père avait stocké d’autres choses lui ayant appartenu.
Les trois adolescentes hâtèrent le pas.
Elles se bousculèrent et rirent tout au long du trajet. Le chalet, le lac, le portrait : pas de
doute, la semaine commençait bien.
L’escalier qui menait à la cave humide et froide était très raide et peu éclairé par l’unique
ampoule qui dispensait une lumière chiche, misérable. C’était une lueur qui mendiait et
le joug des ténèbres se faisait sentir. Les trois adolescentes avaient procédé à leur
descente avec précaution : pas le moment de se casser un truc sur le chemin du
"Portrait Maudit de la Disparue" (l’expression était de Claire, inventée juste après le
repas). Les filles faisaient silence : la maman de Téva, en charge du groupe pour la
semaine et épuisée par le trajet, s’était couchée tôt. Il était vingt-trois heures.
— C’est par là, chuchota Téva.
— Beurk ! Y fait noir et ça pue ! maugréa Camille.
— Tu t’attendais à voir quoi ? George Clooney ?
— FPST !
— Oh, ça va !...
Le long d’un minuscule corridor étaient disposés les objets typiques qu’une cave se
devait de recéler : deux vieux matelas tâchés, des transats poussiéreux repliés, une
bibliothèque où s’entassaient des dizaines de livres de poche (Claire remarqua au
passage un "Fantômette contre le Masque d’Argent", pas mal mais pour les petits), un
ballon de volley, trois parasols fermés aux couleurs passées, un tableau représentant
une plage déserte (très moche, pensa-t-elle) et bien d’autres pépites pour vide-grenier
du dimanche.
— C’est par là, murmura Téva, en actionnant un interrupteur.
Une seconde ampoule se mit à distribuer un éclairage encore plus mortifère que le
premier, dévoilant un minuscule réduis à droite du corridor. Dans la petite pièce, le long
du mur de gauche, un drap gris formait une bosse de un mètre de haut, dissimulant un
meuble.
— Un meuble ou un portrait d’une jeune fille décédée, eh eh, pensa Claire.
Téva ne fit pas de cadeau et arracha le drap sans ménagement aucun. Camille sursauta.
La poussière envahit le réduit. Une fois dissipée, les filles s’approchèrent d’un chevalet
au pied duquel gisait un carton fermé. Des tâches de moisissure en constellaient la
surface marron.
— Alors, le portrait ? demanda Camille.
— Il est là, il est dans l’autre sens, face au mur, chuchota Téva.
— Bon, tu le retournes ?
— C’est que...
L’adolescente hésitait : ce n’était peut-être pas bien de faire ça, après tout, déranger le
portrait de la noyée.
— Allez, retourne-le ! ordonna Claire.
— Regardez ! dit Camille.
Se penchant, elle avait remarqué quelque chose et entr’ouvrit le carton.
— Camille, ne... fit Téva.
— Ouaaahh ! D’enfer !
Elle se saisit avec précaution d’un large tissu qu’elle déplia aussitôt.
— Ouaaahh ! Une robe ! J’hallucine ! Une robe !
Elle écarta les bras, chaque épaule de la robe autrefois blanche, maintenant sale et par
endroit noircie, bien calée entre le pouce et l’index, offrant le spectacle à ses amies. Les
trois filles étaient médusées.
— Gothique à mort ! La déchire ! murmura Claire.
— J’hallucine ! sourit Camille.
— Première fois que je la vois ! déglutit Téva.
La taille de la robe atteignant au pire 38, on pouvait en déduire que la personne qui
l’avait portée devait être menue.
— C’est à elle ? haleta Camille. C’est sa robe ? C’est la robe qu’elle portait quand... ?
Silence.
Camille se tourna vers Téva et reprit :
— C’est sa robe ?
— A... à qui ?
— Ben, à la noyée ?
— Je... je crois.
— Tu nous a dit que tu connaissais déjà ces trucs !
— Oui, enfin je savais qu’il y avait le portrait, pas la robe, et...
— Ouahhouh ! Regardez, y a autre chose ! J’hallucine grave !
Ne tenant plus la robe que d’une main, elle se pencha vers le carton et en sortit un
minuscule bouquet de roses fanées et noires, ainsi qu’un collier de perles bon marché,
sans doute en toc.
— Ou en plastoc, pensa Claire.
Camille ne se tenait plus : ses joues rouges devaient être la seule source de chaleur à
dix kilomètres.
— Délire ! Regardez, le collier, le bouquet, la robe ! Regardez sa robe !
— Camille, arrête, s’il-te-plaît, demanda Téva.
— Quoi ? Je fais rien de mal...
— Ce n’est pas bien, on va tout remettre et...
— Oooh... FPST ! T’en fais, une tête !
Téva se tut. Toute volonté semblait l’avoir abandonnée. Claire reprit la main et dit :
— Bon allez, aboule le portrait, ensuite on range tout et on remonte.
Cette histoire débile de portrait et de noyée commençait à la gonfler au plus haut point.
Donc, le portrait, ensuite retour dans la chambre, dodo, et demain, le lac, les délires et
le rock à fond la caisse. Ce qui tombait bien, elle venait d’acheter le dernier CD de My
Chemical Romance
.
Téva se saisit du portrait retourné et le déposa sur le sol avec douceur, tout en le
tourant vers ses amies.
— Quoi ? C’est ça ? Mais c’est nul ! cracha Claire.
— Hein, c’est nul ?
Téva contourna le tableau et le fixa quelques secondes.
— Ah oui, effectivement, c’est pas terrible...
Le cadre jauni, serti d’ordinaires imitations de dorures anciennes, servait d’armature à
une plaque de tissu de trente centimètres de large sur cinquante de haut, où l’on
distinguait avec peine les épaules, le cou et le visage de trois-quart d’une femme assez
jeune, située au premier plan d’un paysage qui, à première vue, faisait penser au lac
Paradis. L’ensemble était recouvert de poussière, et la lumière médiocre n’aidait pas.
Claire ne cacha pas sa déconvenue :
— Bon, on repose ce truc, on éteint et on remonte. Camille, t’es pas d’accord ?
L’adolescente ne répondit rien. Absorbée par le portrait souillé depuis des années, elle
tendit une main tremblante et caressa la surface rugueuse de la peinture âgée.
— Cinquante ans... murmura-t-elle. Un peu de respect, ce portrait date d’il y a cinquante
ans...
Claire et Téva se taisaient. Camille reprit :
— Elle est morte si jeune, si innocente... Son portrait, sa robe...
— Camille..., interrompit doucement Téva.
— C’est tout ce qu’il reste d’elle... continua Camille. Dans la poussière et les toiles
d’araignées... ce carton... contient ses seuls biens.
— Camille, on va remonter, d’accord ?
— Elle est... si seule, si abandonnée...
La jeune fille se laissa tomber sur le seul et se mit à pleurer. Ses sanglots déchirèrent
quelques instants le silence pesant et humide de la cave. Elle se calma rapidement.
Claire soupira : son amie avait toujours été trop sensible.
— Bon, Téva, aide-moi. On va retourner dans la chambre. Camille, relève-toi.
L’adolescente renifla et se remit sur pied bien vite. Le portrait fut ré-installé à sa place,
la robe rangée en hâte avec le bouquet et le collier.
Trois minutes plus tard, les filles avaient regagné le rez-de-chaussée, sans un bruit.
Tendrement, Claire déposa un baiser sur la joue rouge de Camille. Les deux amies se
sourirent.
Dans les profondeurs de la cave, l’obscurité, le silence et le froid régnaient de nouveau.
Sur la surface du lac, une onde traversa l’étendue d’eau glacée et, dans la nuit, vint
recouvrir la petite plage de sable gris, à cent mètres du chalet.
De paisibles ronflements troublaient à peine la quiétude de l’habitation silencieuse.
Louise, la maman de Téva, occupait une chambre au rez-de-chaussée, alors que les filles
avaient réquisitionné la grande pièce du grenier aménagée en dortoir communautaire de
huit lits : l’idéale proximité du lac, de la montagne et de la mer faisait du chalet une
destination familiale prisée. Cela expliquait peut-être aussi la relative absence de
bisbilles lors des traditionnelles retrouvailles tribales : ne pas se brouiller pour continuer
à profiter de la maison de vacances semblait un mot d’ordre implicite.
La pleine lune resplendissait et l’on y voyait comme en plein midi. Depuis la baie vitrée
du salon, quelques rayons blafards en profitaient pour illuminer l’escalier hostile par la
porte ouverte de la cave. En bas des marches, la lueur jaunâtre de l’ampoule crasseuse
prenait le relais.
Du fond du corridor, de faibles paroles résonnaient si doucement qu’aucune autre
occupante du chalet n’aurait pu en être dérangée.
— Presque... J’y suis presque...
Dans le minuscule réduis nauséabond, véritable repaire pour cancrelats, souris et peut-être
même rats porteurs de germes, les pieds nus sur le sol poussiéreux et humide,
respirant goulûment l’air envahi des remugles et de la puanteur des choses mortes, des
choses damnées, affublée de la robe décomposée de la noyée depuis longtemps
prisonnière des ténèbres glacées du lac, le collier noirci et souillé autour du coup,
Camille s’appliquait à délicatement nettoyer chaque parcelle de peinture du portrait qui
lui faisait face. Et ce qu’elle contemplait la ravissait et la joie se faisait jour en son cœur.
— Encore un peu...
Par terre reposaient des dizaines de morceaux d’essuie-tout noirci. Depuis combien de
temps l’adolescente était-elle occupée à ce nettoyage funeste ? Aucun souvenir de
Camille sur ce point.
— Je crois qu’il y a ton prénom écrit tout en bas...
Elle déchira vivement un nouveau morceau d’essuie-tout, abandonnant l’ancien qui
s’écrasa en douceur au pied du chevalet où trônait le portrait de la noyée (de la
"Disparue", aurait dit Claire) et dans le cadre, le visage au rictus boudeur qui plongeait
ses yeux dans ceux de Camille n’avait plus rien de la forme indistincte et recouverte de
crasse entrevue trois heures plus tôt.
— Tu vois, tu n’es plus seule, maintenant.
La jeune femme gratta avec douceur le bord inférieur droit de la peinture, dévoilant
quelques lettres tracées négligemment, mais encore intelligibles.
— G.. E...O.... Georgie.
Sans le savoir, Camille ressentit un sentiment très fort qu’elle ne sut analyser.
— Georgie, tu vois, je suis ta nouvelle amie.
Elle recula, très fière d’elle.
Dans le cadre, occupant l’espace au trois quarts, une jeune femme aux cheveux roux la
fixait. La peau blanche, les lèvres pleines, la moue butée de la bouche, le nez recourbé,
les quelques tâches de rousseur sur les pommettes, le cou gracile et tendre, les grands
yeux vert translucides, les mèches délicates de la chevelure attachée en arrière, tous ces
détails, Camille les adoraient du regard sans retenue, sans honte, avec le sentiment de
retrouver quelqu’un de connu, quelqu’un d’attendu depuis bien longtemps. Même le
reflet coupant du lac sous le soleil, derrière la fille, n’altérait en rien le portrait, mieux, il
en soulignait l’expressivité.
Camille était au comble du ravissement.
Et, dehors, la lune participait de l’éclat de cette joie et brillait de tous ses feux dans le
calme de la nuit, tandis que d’étranges craquement résonnaient dans le sous-bois qui
partait du lac et menait au chalet, alors que de vilaines plaques de vase et d’herbe en
souillaient maintenant chaque tronc d’arbre.
Devant la maison, sous l’impulsion de quelque force, le portail du jardin s’inclina
légèrement en grinçant.
Camille ne l’entendit pas. Du fond de la cave, elle regardait le portrait de la morte qui
s’appelait Georgie et qui, à son corps défendant, du moins l’imaginait-elle, avait fini par
accepter d’être peinte par son père devant ce lac perfide qui allait la prendre pour
toujours. L’adolescente visualisait la scène, et elle comprit soudain ce qu’était sentiment
si fort, encore plus puissant maintenant, ressenti au moment où Téva avait retourné le
chevalet.
Confusément, Camille comprit alors que rien de ce qu’elle pourrait voir ou faire ne lui
ferait peur désormais, car une force veillait à ses côtés.
Et Amour était son nom.

— Téva ! Réveille-toi !
— Hmmm ?
L’adolescente brune ouvrit brusquement les yeux et sursauta devant la vision blafarde
du visage de son amie, masque rond éclairé par un rayon de lune, et dont les orbites
formaient deux puits noirs, la bouche un O inexpressif.
— Putain, mais... Claire, qu’est-ce que tu fous ? cracha-t-elle. Je dormais !
— Y’a du bruit dehors ! Camille n’est plus dans son lit et y’a du bruit dehors !
La jeune femme haletait.
— Quoi ?
— Faut appeler les flics ! Et ta mère !
Téva s’assit sur le rebord du lit. Elle se concentra quelques dizaines de secondes en
silence, Claire trépignant devant elle, plus excitée qu’effarée : de l’action, enfin !
— On va aller voir et après, on réveille ma mère ! décida Téva.
— Cooool !
Les deux filles prirent l’escalier en silence, ombres légères affublées de pyjama. Arrivées
derrière la porte du salon, elles se blottirent en silence.
— Chhutt !! murmura Téva.
— Regarde ! La porte de la cave est ouverte ! dit Claire.
— Aucune force au monde ne me fera descendre dans ce truc !
— Et Camille ? Tu l’oublies ?
— Non, bien sûr que non ! T’es dingue ?
Téva avança un pied dans le salon et approcha du corridor incliné menant au sous-sol,
lorsque... Floc !
— Aaah c’est quoi ça ? fit-elle.
Elle venait de marcher sur quelque chose d’humide et froid : Claire se pencha vers le
pied souillé, augmentant sensiblement le stress de son amie.
— On dirait de la boue.
— C’est pas de la merde, au moins ? gémit Téva.
— Non... On dirait que c’est...
Ecoeurée, angoissée, la jeune femme fit volte-face et actionna l’interrupteur du salon.
Les six ampoules reprirent vie depuis le lustre modeste au dessus de la table à manger.
Impossible, désormais, de rater l’ampleur de la scène.
— ... de la vase.
Le carrelage, à espaces réguliers, le canapé, la télévision, les ouvrages de la maigre
bibliothèque, le garde-manger faisant office de mini-bar, tout était recouvert de vase
brunâtre, sans compter le pied de Téva, qui avait marché dans une flaque nauséabonde
devant la porte menant aux chambres. De minuscules brins d’herbe jaune et vert foncé
jonchaient le sol.
— C’est pas vrai... Mais c’est quoi, ça ?
Téva se mit à pleurer.
— Camille ! Oh mon Dieu, Camille...
Claire serra les dents.
— Le lac. Quelqu’un est venu du lac, c’est évident, avec toute cette vase..., cracha-t-elle.
— Oh mon Dieu, Camille...
— Faut y aller ! Faut aller la chercher !
— Et ma mère ? On réveille pas ma mère ?
Claire inspira calmement, se pencha vers la cave, et appela :
— Camille ?
Le silence pour seul écho, à part les sanglots légers de Téva.
— Je vais voir en bas.
— Quoi ? T’es pas folle ?
— Elle a dû se planquer en bas...
Trouver une explication à toute cette galère, et le plus vite possible, sinon elles allaient
disjoncter toutes les deux...
— Écoute, Téva, quelqu’un est rentré dans cette baraque pour faire du vandalisme,
Camille les a surpris et est partie se planquer en bas !
— Et si les... gens... sont encore en bas aussi ?
"C’est bien ce qui me fait peur" pensa Claire.
— Eh bien je cours le risque ! trancha-t-elle.
Sans bruit, l’adolescente se faufila dans la cave silencieuse, évitant autant que possible
les dégoûtantes plaques de vases grisâtres qui recouvraient le sol terreux, les murs, les
objets abandonnés et poussiéreux. Pas un son.
Discrètement, elle glissa un regard dans le résidu : personne. Mais le carton était
éventré, en pièces et le chevalet gisait brisé sur le sol. Plus de portrait, ni de robe, à ce
qu’elle voyait.
— Au lac. Elle est au lac. Génial...
Aussi vite qu’à l’arrivée, elle rebroussa chemin et rejoignit Téva qui reniflait en haut de
l’escalier.

— Et si elle est pas là-bas ? murmura Téva.
Les deux filles cheminaient péniblement le long du sentier. La lune avait disparu derrière
une épaisse couche de nuages. La brume se levait. Il faisait froid. Claire avait pris soin
de prendre son portable, qui indiquait quatre heures quinze. L’heure idéale pour
s’enfoncer dans la forêt à la recherche d’une amie disparue.
— On rentre à la maison et on réveille ta mère, qui appellera les flics et préviendra les
voisins, dit-elle.
— Camille... Mais pourquoi ?
Claire stoppa et agrippa le coude de son amie.
— Écoute, il y des mecs qui ont fait les cons au lac et qui sont venus nous foutre la
trouille alors on va essayer de jauger la situation pour... pour...
— Évaluer nos chances ? suggéra Téva.
— Ouais, évaluer nos chances, et ensuite on réveille ta mère, OK ? Maintenant, silence !
Elles reprirent leur marche. Régulièrement, Claire actionnait la touche "Appel" du léger
téléphone cellulaire, le petit écran éclairant alors le sol d’une lueur fantomatique.
Soudain, Téva gémit :
— Je la vois ! Elle est là-bas !
Une silhouette blanchâtre se détachait depuis la rive du lac.
— Attends, faut y aller discrètem... commença Claire
Mais trop de stress accumulé avait eu raison des résistances de Téva, qui hurla :
— Camille ! Camille, on est là !
Elle courut.
"Et merde" pensa Claire, qui s’élança à son tour.
L’angoisse et la colère avaient décuplé la force des deux adolescentes qui atteignirent la
rive en quelques secondes. La silhouette blanche était devant elles, à dix mètres, dans le
lac jusqu’à la taille. Bientôt, la pente allait s’amorcer et la vraie profondeur commencer.
— Camiiiille !! hurla Téva.
Au loin, derrière les arbres, une lumière se fit au premier étage du chalet.
Il fallait agir.
— J’y vais, jeta Claire.
Elle ne prit même pas la peine de frissonner quand son pyjama absorba l’eau glacée du
lac funeste, Téva sur les talons. Elle fut bientôt tout près de Camille, qui venait de
recommencer à marcher en lui tournant le dos, le portrait de la disparue sous le bras, la
robe flétrie gorgée d’eau flottant autour d’elle comme un linceul.
— Camille ! Attends ! cria-t-elle.
Elle posa la main sur l’épaule de son amie, tendit l’autre bras, et appuya sur le bouton
"Appel" du portable pour mieux voir.
Elle vit. Et derrière elle, Téva vit aussi.
Le visage, les cheveux, les épaules recouverts de vase et d’herbe, Camille se tourna vers
ses deux amies et leur sourit. Dans la lueur phosphorescente de l’écran du cellulaire, la
robe autrefois blanche luisait, et Claire distinguait bien le bras droit de Camille qui tenait
par la main sa nouvelle rencontre.
— Elle est revenue, pensa Claire, terrifiée.
Elle inspira. Derrière elle, Téva se mit à pleurer de nouveau.
— Mon Dieu... Elle est revenue du fond du lac parce que nous avons retourné son
portrait, et maintenant elle nous suit et elle veut quelqu’un avec qui jouer dans le froid
et la vase et la pourriture, oh Mon Dieu...
La forme noire devant Camille entreprit de se retourner. Claire plissa les yeux et
distingua le profil de l’être lui faire face lentement, gonflé et pourri par cinquante années
de sommeil dans l’eau. Ce fut la dernière image qu’elle en conserva : l’écran du portable
jugea alors préférable de s’éteindre.
Claire saisit brusquement son amie par la taille et se mit à nager vers la rive. Téva l’avait
déjà devancée quand elle s’effondra sur le sable, hors d’haleine, Camille à ses côtés. Au
loin résonnaient la voix inquiète de Louise, la maman, qui avançait parmi les arbres avec
une puissante lampe-torche.
Son aide fut la bienvenue : elles ne furent pas trop de trois pour retenir la jeune
possédée, en pleine démence, qui hurlait et se débattait pour partir rejoindre Georgie, la
fiancée du lac repartie dormir dans les ténèbres au moment où des gouttes de pluie
froide se mirent à heurter le portrait qui dérivait sur la surface immobile du lac redevenu
serein.
Au sud des Landes, entouré de milliers de pins centenaires où nichent geais, pies et
rossignols, se trouve un lac profond. Nulle rivière ne vient s’y jeter, nul fleuve n’y prend
sa source. Sur son compte, bien des histoires circulent et parfois, au plus profond d’une
nuit froide, des êtres sensibles et impressionnables peuvent y succomber, comme cette
jeune fille venue en vacances il y a quelques temps et qui, affirmant qu’un fantôme lui a
fait une visite, a dû être soignée durant de longues semaines.
Oh ! Elle va bien mieux maintenant. Ses amies aussi d’ailleurs. Mais il est fort probable
qu’elles ne reviennent jamais dans la région.
C’est dommage car c’est un joli coin. Et le chalet familial derrière le lac est toujours une
destination appréciée, même si la cave en a été évacuée et la porte du sous-sol
condamnée.
Il y a derrière ces murs un portrait que l’on ne saurait regarder sans troubler le repos
d’une jeune fille impatiente de trouver quelqu’un avec qui jouer..

7 Messages

  • Destination Paradis Le 5 septembre 2009 à 19:34, par Jeff

    Excellent, comme toujours, en plus soft ! J’ai été bien pris. Par contre, comme je suis chaud de l’avoir publiée et mise en page (c’est bien gonflant d’ailleurs !), je me permets 3 petites critiques que je supprimerais si tu ne veux pas qu’on pollue les commentaires avec ces remarques bien subjectives, ma foi (attention : SPOILER INSIDE) :
    1 - Pas compris : le portrait flotte sur les flots à la fin de l’histoire et se retrouve dans la cave dans l’épilogue. WTF (comme disent les geeks) ?
    2 - Bizarre : perso, je trouve que la description de la cave, avec les remugles de choses mortes, quand Camille se pare des reliques, est un poil dramatique, on se croirait dans un ancien cimetière indien... Quoi ? D’aller me faire foutre ? Mais...
    3 - Suspens : alors là totalement subjectif, mais bon : j’aurais laissé le revenant allongé sous l’eau plutôt que debout près de Camille, comme une silhouette indistinct et pâle, genre Dame du Lac (Excaliburne, John Boorman) ou spectres des marais des morts (Les Deux Tours, Mickael euh non, son frère, Peter Jackson). Hein ? Tailler la queue en dents de scie ? Peau de fesse, en plus ? Mais...

    Je me suis permis de corriger à deux reprises "résidu" en "réduis". J’ai bon ?

    Bise.

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  • Destination Paradis Le 5 septembre 2009 à 19:39, par Jeff

    Excellent, comme toujours, en plus soft ! J’ai été bien pris. Par contre, comme je suis chaud de l’avoir publiée et mise en page (c’est bien gonflant d’ailleurs !), je me permets 3 petites critiques que je supprimerais si tu ne veux pas qu’on pollue les commentaires avec ces remarques bien subjectives, ma foi (attention : SPOILER INSIDE) :
    1 - Pas compris : le portrait flotte sur les flots à la fin de l’histoire et se retrouve dans la cave dans l’épilogue. WTF (comme disent les geeks) ?
    2 - Bizarre : perso, je trouve que la description de la cave, avec les remugles de choses mortes, quand Camille se pare des reliques, est un poil dramatique, on se croirait dans un ancien cimetière indien... Quoi ? D’aller me faire foutre ? Mais...
    3 - Suspens : alors là totalement subjectif, mais bon : j’aurais laissé le revenant allongé sous l’eau plutôt que debout près de Camille, comme une silhouette indistinct et pâle, genre Dame du Lac (Excaliburne, John Boorman) ou spectres des marais des morts (Les Deux Tours, Mickael euh non, son frère, Peter Jackson). Hein ? Tailler la queue en dents de scie ? Peau de fesse, en plus ? Mais...

    Je me suis permis de corriger à deux reprises "résidu" en "réduis". J’ai bon ?

    Bise.

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    • Destination Paradis Le 7 septembre 2009 à 09:06, par Gregos

      Oui, en fait ce que tu exprimes est lié au fait que j’ai écrit le dernier tiers en une seule fois, dérogeant à la règle habituelle qui est de toujours faire des pauses pour relire et corriger. C’est vrai que la créature qui apparaît de façon fugace aurait pu rester dissimulée.
      Quant au portrait qui flotte et se retrouve dans la cave, eh ben ,c’est le côté inexpliqué que j’aimais bien. Le Grand-Guignol n’est pas loin !!
      Et la description de la cave est la partie que je préfère, même si effectivement c’est un peu poussé....
      Merci en tout cas de me l’avoir publiée !

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      • Destination Paradis Le 14 septembre 2009 à 18:12, par Fred

        Top, comme d’hab, fluide, rythmé ; même si personnellement j’aurai vu une fin ou un déroulement plus atypique. Ce que j’aime dans tes histoires, c’est qu’on (je) ne devine pas la fin, mais dans celle là si.
        Sinon il y a quelques coquilles mais corrigées à la lecture...pour ne pas en perdre une miette.

        Répondre à ce message

        • Destination Paradis Le 18 septembre 2009 à 09:15, par Gregos

          Merci Fred ! Je reconnais avoir speedé sur la fin, je l’ai écrite pour ma nièce Claire et je voulais qu’au dernier moment, les deux amies sauvent leur copine, ça m’apparaissait important. Dans les autres histoires, les personnages sont généralement plus isolés.... ça laisse le champ libre à la déchire complète. Alors, tu as des idées pour mon "étudiante clamsée" (la pauvre) :-)

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          • Destination Paradis Le 21 septembre 2009 à 13:31, par Fred

            Yo Gregos ! Ok ! C’est cette histoire dédiée à ta nièce. Je comprends du coup mieux le déroulement ... Eh ! Greg, quand on est capable de cibler ses lecteurs tout en gardant une super plume, c’est que l’on est un véritable écrivain !

            Sinon, oui, j’ai mon angle d’attaque pour l’étudiante au balai ;-) (mais je n’avance pas vite, je dois sauver l’univers avec un "mars à effet"...qui n’a pas un goût de paradis, mais un goût de "Normandy")

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  • "Destination Paradis" Le 18 septembre 2009 à 00:43, par VEM

    Je ne sais dire si c’est la présence envahissante et puante de la vase ou bien la vision obsédante du lac immobile et glacé qui m’ont donné la chair de poule, ce que je sais, c’est que je jure de ne jamais mettre les pieds dans ce coin de paradis ! Heu… C’est où exactement sur la carte ?

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