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L’homme du métro

mercredi 5 août 2009, par Le DC

Un homme entre dans le wagon de métro plutôt bien rempli. Un âge entre 45 et 50 ans. Long manteau beige, complet gris clair, cravate. A 3 mètres de moi, nous sommes séparés par un groupe de femmes, plus petites, animées et bruyantes. Élégant dans la sobriété de vêtements bien taillés. Un profil assez rare dans un mode de transport à vocation populaire et démocratique. Les odeurs, les coups de gueule, les baladeurs trop puissants et les rires des mamans africaines, cela dépend des lignes de métro, mais dans l’ensemble, c’est un brin chaleureux. Parfois aussi, c’est voyage vers l’abattoir. Mais ce n’est pas son style incongru qui m’a fait sursauter. Le visage du parisien du métro n’est pas dénué d’expression. Si l’une des minorités est impassible, tel des moines zen ou des robots en mission, la majorité, elle, fait la gueule. C’est une espèce de tradition, pour faire fuir l’entourage, le proche, le physique, celui qu’on colle mais qu’on ne connait pas. Une autre minorité, elle, présente un visage ouvert, un regard vif et des traits mobiles, presque dérangeants. Mais la majorité, pas de problème, tire une tronche de 12m70 (septante pour les belges) de long.
Cet homme est une minorité à lui tout seul. Son visage présente l’expression que j’imagine sur le visage d’un père retirant son fils des flammes d’un accident de voiture sachant pertinemment qu’il n’y a plus d’espoir qu’il lui fasse des petits enfants. En fait, non, son expression correspond plus à un père reprenant simplement son train-train quotidien un ou deux mois après l’enterrement. Il est seul dans le wagon. Les autres n’existent que par habitude, mais sont devenus inutiles et flous. La bonne éducation le dirige dans une vie sociale réflexe. Mais il en oublie de voiler sa face. Je l’imagine, cassant une à une les cordelettes des habitudes, en chute libre dans l’écroulement. Il reste debout, se veut discret pour ne pas déteindre, c’est le début de la douleur, sa découverte, son paroxysme. En tous les cas ça y ressemble. Elle n’a pas encore eu le temps d’être lancinante, puis familière, puis organisatrice, puis dirigeante. Son beau costard, sa belle cravate peuvent être l’objet d’une attaque brutale de mites, un raz de marée peut pénétrer dans le tunnel en embarquant ses concitoyens hurlants, les strapontins et les panneaux publicitaires idiots, il demandera pardon, excusez-moi pour le dérangement. Le masque de la misère, sur un quinquagénaire bronzé et dru comme le libéralisme triomphant, ça fait contraste avec les habitudes.
Je l’examine sous cape, ne voulant pas le prendre en flagrant délits de souffrance, un peu comme on évite de dévisager un manchot, un clochard puant ou un commercial de chez France Loisir. Et puis je l’oublie. Parce que sinon, hein...

Quelques stations plus loin, mon Canard m’autorise une pause. Je jauge tranquillement mon entourage en tournant les pages, appuyé au siège replié de la plateforme face aux portes et je croise son regard. Il me fixe. Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Des yeux exorbités, le visage face à moi, il me décortique sans aucune pudeur ! Et puis qu’est ce que c’est que ce nouveau masque ? Après Grincheux, voici Joyeux ? Un sourire carnassier lui tranche le visage. Il me montre toutes ses dents, très blanches en surimpression sur sa face sombre de bourgeois skieur. J’échange avec lui quelques secondes d’observation et me rends compte de mon erreur. Rien à voir avec ces luttes oculaires que je pratiquais parfois dans ma jeunesse lorsque je croissais le regard pénétrant d’un autre idiot post-pubère se croyant aussi invincible que moi et qu’il fallait soit céder, soit tenir. Son regard n’est en réalité pas agressif, il est juste alluciné. Il n’est même pas certain qu’il me regarde, il n’y a cependant rien d’autre derrière moi que la paroi du tunnel de métro qui défile à vive allure. Son sourire n’a rien de sadique, il est plaqué, étiré sur sa face, comme par des crochets munis d’élastiques. Je me détourne. Il a sans doute pris conscience de l’expression affligeante qu’il proposait à ses compagnons de voyage et tente d’équilibrer l’image qu’il donne par quelque chose de plus positif. C’est raté, bien sûr, presque pire.

Avant de descendre à mon arrêt, je jette un œil dans sa direction. Le naturel a reprit le dessus : légèrement courbé et s’appuyant sur un poteau de soutien, il observe fixement, perdu dans le vague, son visage de détresse et d’isolement absolu baissé dans des réflexions inconnues.

12 Messages

  • L’homme du métro Le 10 août 2009 à 11:04, par Gregos

    Putain, énorme... Je visualise carrément la scène.
    La barre grimpe de plus en plus, j’aime ça !
    A part ça, ça va ? Tu reprends tjrs en septembre ?

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  • L’homme du métro Le 10 août 2009 à 17:08, par Gregos

    T’aime pas les commerciaux de chez France Loisirs ?
    Moi, y en a un qui m’avait vendu "Les oiseaux se cachent pour mourir", solide édition robuste et cartonnée, le beau visage grave de cette vieille tafiole de Richard Chamberlain dessus, l’odeur un peu vieillotte du papier de mauvaise qualité qui imite la noblesse des beaux livres pour faire tressaillir les vieux et les naïfs comme moi.
    Jamais lu, et en plus ma mère m’avait engueulé : "T’es con, je pouvais te parrainer, j’aurais pu avoir un bouquin de Didier Van Cauwelaert !".
    Mes années de fac commençaient bien...

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  • L’homme du métro Le 16 août 2009 à 00:22

    OUAHHH...!!
    Je sais maintenant à quoi tu passes ton temps libre ...Ah , ces plaisirs solitaires ..!! En tout cas , c’est rudement bien ..!T’as un pseudo ? pour tes futures publications ..!!
    Doc Rozer

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    • L’homme du métro Le 17 août 2009 à 14:38, par le DC

      Je vais pas faire comme pour les Charbonniers, je vais d’abord écrire des trucs avant de penser au packaging ! Merci pour le commentaire positif, mon bon Rozer

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  • L’homme du métro Le 22 août 2009 à 00:08, par VEM

    Moi aussi je l’ai rencontré l’homme du métro.

    Même air singulier, même élégance, … même sourire !

    On fait de drôles de rencontres dans les souterrains.

    Un récit joliment mené, tranquilement élaboré, qui nous laisse un brin flottant ; on passe du banal à l’étrange, de la description objective à l’analyse désinvolte, voir même à la spéculation (la plus hasardeuse bien évidemment !). Et voilà qu’on s’attache à l’homme du métro et lorsqu’il nous laisse sur le quai, on reste un brin inquiet, hébété, voir même halluciné ! Simple mimétisme ou bien sincère compassion ?

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