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"Tous des sauvages !"

Relecture de C. F.

vendredi 28 août 2009, par Le DC

Le 4x4 roulait à tombeau ouvert dans les rues sombres et défoncées du quartier de Kaloum. Destination : le Timi’s, une boîte de nuit de la corniche nord, adossée à une concession résidentielle, repère d’une partie de la population nocturne friquée et décadente de la capitale. 23h passées, la nuit s’installait sur l’ancienne perle de l’AOF. La voiture se fit doubler à une allure hallucinante par le tout-terrain de Blondin qui n’avait pas son pareil pour négocier le trafic anarchique et les règles locales de la route. Le klaxon bloqué en position « marche » hurlait son excitation et son mépris de tout civisme envers les populations endormies. Dans une ville où le courant électrique fonctionne en moyenne une heure par jour, on se couche tôt.
Une poussière lunaire s’élevait dans la lueur virevoltante des phares, suivant la trajectoire chaotique de la bagnole. Nids-de-poule (ou d’autruche), tas d’ordures effondrés, pierres éboulées des murs, marcheurs isolés ou végétation sèche envahissante, le pilote s’exprimait dans ce labyrinthe d’obstacles. Les taxis se traînaient d’un client à l’autre, davantage par économie de la mécanique que pour faire durer la course, le tarif étant négocié au départ et les compteurs servant de décoration intérieur, entre volant en caoutchouc antidérapant, gris-gris pendus au rétroviseur, autocollants-pansements à pare-brise et tableau de bord en ruine.
Coup de klaxon pour prévenir, dépassement dans un virage, coup de klaxon pour chambrer et rugissement du moteur pour rattraper les deux points rouges qui tressautaient au loin comme des têtards sur du gros sel. La voiture déboula dans une des rares rues totalement couverte par la ramure de grands arbres, en ligne droite. Facile à identifier dans la nuit par le clignotement des troncs éclairés, ce qui fit brailler le chauffeur :
— Nom de Dieu, on arrive au barrage !
— Ben, comme tout les soirs, rétorqua Maneukin, secoué sur la banquette arrière, obligé de crier pour couvrir le bruit du moteur, du vent s’engouffrant par les vitres et de la musique techno sortant du radio-cassette.
— Je ne parviens pas à m’y faire, se défendit JP. Je retourne à Paris dans deux semaines et la vie sur ce tas d’ordures n’en est que plus insupportable. Que ces arriérés continuent à jouer les petits chefs méprisants à chaque fois qu’ils m’arrêtent, alors que je sacrifie ma jeunesse à leur venir en aide, enfin à leur progéniture analphabète, me révolte. Ces cons me rendent dingue !
JP était parti. Les deux pétards fumés coup sur coup, dont le dernier mégot se consumait négligemment entre les doigts de Gil, le rendait prolixe et véhément.
— Je n’ai jamais de problème aux barrages, aurait pu s’abstenir Gil.
— Mais bien sûr ! Avec ta belle petite gueule et ton sourire niais, ils ont l’impression d’avoir affaire à un demeuré, comme eux. Mais tu n’es là que pour un mois, en stage, toujours entouré de blancs et tu loges dans le plus beau lotissement de toute cette région d’Afrique. Tu as vu le HLM dans lequel je vis ? C’est bien simple, je n’ai pas voulu faire venir ma mère, elle en aurait eu une attaque. Cette promiscuité intolérable avec les bidonvilles, le personnel de maison qui discute sur le parking et traîne les pieds pour faire son boulot... On est cerné par la délinquance, les prostituées et ces idiots de fonctionnaires de police avides de notre fric ! Pas un restaurant raffiné, pas une boulangerie où se rendre à pied. Un pays de ploucs, de ploucs, de ploucs, de ploucs… DES PLOUCS !
— Ok, ok, on a compris ! gémirent les deux autres. Freiiine !
Dans la rue déserte, Blondin était posté sur le bord du trottoir défoncé, tous feux éclairés, musique à fond. Toub, debout côté passager, agitait les bras, la moitié du corps émergeant du toit décapoté. JP baissa la musique pour tenter de comprendre ce qu’il articulait. Le barrage de police était à 200 mètres, prochaine rue à gauche.
— Je n’ai pas mes pièces et Blondin ne peut pas m’en prêter, ça ferait louche. Maneukin, file-moi quelque chose ! Toub l’avait demandé comme à son habitude, décontracté, rigolard.
— Quoi ? Mais on se ressemble pas ! J’ai encore des cheveux, moi !
— On s’en fout, l’important c’est de présenter un truc tricolore qui leur donne contenance. S’ils n’ont rien à contrôler, ça les perturbe et ils s’énervent. Et puis tu as ta carte de douanier !
En réalité, Toub n’avait pas fait d’explications détaillées mais c’est ce que traduisait son attitude. Lui n’avait pas besoin de fumer pour être totalement détendu et convaincant, ce qui ne voulait pas dire que… De plus, médecin de l’ambassade et fêtard infatigable, il connaissait la vie nocturne et ses pièges. L’inverse de JP, en somme, qui ne parvenait pas ou ne voulait pas se commettre dans les usages locaux.
— Génial, d’où tiens-tu cette carte, y’a même le caducée ? Toub admirait le bout de plastique bleu-blanc-rouge à la lueur des phares.
— J’ai eu ça dans un hôpital militaire, pour le vaccin de la fièvre jaune, je crois.
— Les gars, si vous me faites louper mon rencard…, menaçait Blondin survolté. Le moteur du bolide rouge grognait, avide d’enquiller encore quelques virages sur deux roues.
Il démarra en faisant crier les pneus alors que Toub s’installait à ses côtés, inquiet de son priapisme avancé.
Un dernier virage pris à fond, grand coup de patin. Au milieu de la rue, trois poutrelles de bois, quatre militaires armés, une lampe torche faiblarde agitée vers le sol et une ampoule au loin indiquant l’entrée du camp militaire Boiro. Le barrage. Modeste mais suffisant, surtout avec le camp à proximité, pour faire stopper l’équipée sauvage. Des hommes sur le qui-vive, d’autres avaient dû passer peu de temps auparavant.
On coupa la musique.
— Jette le mégot, Gil ! JETTE !
JP vaporisait une eau de toilette immonde dans l’habitacle. Comme chez maman. Y’a intérêt à ce qu’on ait affaire à des cons.
Les deux véhicules étaient maintenant garés l’un derrière l’autre, moteur en marche, musique en sourdine pour Blondin, coupée pour JP. Deux des militaires n’avaient pas bougé, dans l’ombre, sur le côté gauche de la route. Celui qui s’avançait vers les voitures portait un pistolet à la ceinture, celui posté près de la barrière un fusil d’assaut russe en bandoulière. Détendus et plein d’assurance, leur treillis semblait dans un état correct et le béret fermement plantés sur leur crâne chauve. Trop tôt pour être bourrés ou sous l’emprise d’autres substances, ils avaient l’air professionnels, contrairement à certains soirs où d’évidence, un cousin a emprunté l’uniforme pour arrondir ses fins de mois. L’absence de policier était à mettre au crédit du calme qui régnait ici ; les flics étant avides de cadeaux nocturnes. Ici la rigolade est à proscrire, ces gars là ont déjà sans doute du sang sur les mains malgré leur jeune âge. Et une grande conscience de leur rôle central dans l’organisation du pays, en particulier vis-à-vis des occidentaux. Leur échelle de valeur est difficile à estimer, certaines légendes sur des brutalités gratuites circulaient parmi les blancs effarouchés.
Le contrôle des pièces de Blondin se fit dans les formes, l’homme prenait son temps et consultait le document à la lumière de sa torche dans le sens de la lecture sans faire de commentaire inutile. Il passa ensuite à Toub qui, malgré un regard appuyé du soldat, le mit rapidement dans sa poche. La supercherie de la fausse pièce d’identité n’avait sans doute pas pris, mais le béret vert n’était pas là pour ça. Une poignée de gamins blancs inoffensifs qui se prennent pour des cracks ne l’impressionnaient pas, son avancement n’y gagnerait rien à jouer la force inflexible face à des plaisantins aux ressources administratives parfois insoupçonnées. Ça ne voulait cependant pas dire que c’était le genre de type à se laisser cracher sur les Rangers.
Blondin semblait l’avoir compris, car, une fois le contrôle terminé et les pièces restituées, il attendit. Le collègue avait pourtant déplacé la barrière de bois, libérant la route. Son collègue longeait la portière du 4x4 rouge pour s’approcher du suivant, JP au volant, tendu, en charge des deux "bleus" de la bande et JP n’avait jamais été à l’aise avec ces tracasseries.
L’emprise de la marie-jeanne, de l’alcool, l’excitation de la nuit et ce climat insensé, la présence des armes et des uniformes dans ce silence aux volutes de poussière lourde : chacun jouait son rôle dans cette scène. Le soldat lui-même était resté dans le cadre d’une vigilance décontractée. Il s’approcha du conducteur, après avoir jeté un léger coup d’œil en arrière. La situation était limpide, sans originalité car sous couvert d’une attitude décomplexée, les occupants français des deux bagnoles n’était pas à l’aise. Il y a des grains de sable potentiels qui ne demandent qu’à se réveiller, si tant est qu’un grain de sable puisse s’endormir.
L’homme était parvenu à hauteur de JP et, après un regard circulaire vers les passagers, il le dévisagea. Ses yeux étaient d’une franchise qui ne pardonnait rien. JP proposa un "bonsoir Monsieur" sans fioriture. A l’arrière on marmonna une formule déférente. Rien d’habituel ; en temps normal, JP aurait déjà noyé le militaire sous un déluge de propos. De l’empressement à écourter la formalité de contrôle jusqu’à son inutilité, en passant par le respect qu’il doit à sa présence dans ce merveilleux pays d’accueil teinté d’une bonne dose d’ironie franchouillarde que les autres francophones, lorsqu’ils la détectent, prennent au premier degré comme une forme de épris. Une interprétation souvent proche de la vérité en ce qui concernait JP, son séjour ici avait été trop long, émoussant son humour et une certaine distanciation.
— Les pièces ! ordonna l’homme vert olive.
Chacun y alla de son document officiel, sous forme de photocopies certifiées conformes. Présenter les originaux est risqué, la confiscation courante. Elle entraîne démarches et tractations interminables, financièrement humiliantes. Maneukin sortit sa carte jaune qui semblait ouvrir toutes les portes. Gil se fit remarquer par la brièveté de validité de son visa : trop long pour être un touriste, trop court pour être un résident...
Devant, dans le 4x4 rouge, Toub devait se lasser de ce calme irréel car, faisant référence au document de Maneukin qu’il avait lui-même présenté, il s’exclama avec insolence, en prenant appui sur la portière de la voiture décapotée :
— C’est mon frère, on a le même nom !
La provocation ne prit pas. Le soldat n’était pas illettré et la carte de douane de Maneukin ne mentionnait que son matricule de fonctionnaire guinéen temporaire, pas son nom. L’homme se contenta de faire un geste vague vers l’arrière. Blondin démarra et disparût dans la nuit. Une voiture arrivait en face : un taxi convoyant un couple de jeunes guinéens. La barrière remise en place, les deux militaires, restés immobiles, entamaient le contrôle. Alors, sans un mot, le soldat se détourna des trois français. On manœuvra une fois encore la grossière poutrelle de bois pour leur livrer passage, sans même un regard.
JP démarra. Il ruminait quelques incantations haineuses. La tension redescendait. La situation du pays était plutôt au calme. En d’autres temps, ils auraient eu à franchir trois de ces barrages répartis sur un petit kilomètre autour du camp militaire. Rien n’empêchait une surprise mais dorénavant, les prochains contrôles n’auraient sans doute lieu qu’à leur retour de soirée, vers Taoya.
— Mais quel connard ce mec ! Un gamin ! Comme si c’était déjà pas assez compliqué de garder son calme face à ces singes en treillis, faut qu’il en rajoute dans le délire de… de… mais merde ! S’il veut passer la nuit au poste, je la lui souhaite bien longue. Moi, je m’en passe.
JP n’avait pas supporté l’humiliation d’être surveillé par Blondin alors que le Guinéen s’acquittait de sa tâche, intimidant mais correct. Ce fréquent sentiment d’inutilité le submergeait, renforcé par le désintérêt du soldat pour les petites affaires des blancs, leurs richesses, leurs documents administratifs exotiques, leurs besoins de se défouler sans vergogne par la consommation de substances inaccessibles à la population indigène. Un comportement rare, qui attire le respect des humanistes du moment et agace les néocolonialistes, humanistes aussi, bien sûr, mais moins. Le front de JP dégoulinait, lui qui était si attaché aux apparences et à la hauteur de son jugement.
Maneukin et Gil s’en contrefoutaient, la musique occupait tout l’espace dans l’habitacle. Les sonorités planantes et gutturales des instruments synthétiques faisaient résonner le décor irréel de cet univers, mystérieux comme une plongée dans les abysses. Le voyage continuait, tiré par les cônes virevoltants des phares. Des ombres étranges surgissaient du néant pour y retourner aussitôt. Une silhouette d’homme presque nu courant dans la nuit, les muscles brillants comme une armure. L’obscurité ici est oppressante, alors que l’on approche du centre-ville. Le moteur vibrait, le rythme des basses sourdait et soudain, la corniche. Comme une colossale fresque naturaliste. Le contraste avec les rues obscures, poussiéreuses fut brutal. La vision d’un monde ancien et adulte s’étirant sur l’horizon. La mer, brillante et houleuse, pure de toute présence humaine, noire de la nuit et miroitante d’une lune blafarde dessinant les nuages dans un ciel d’apocalypse. Des nuées sombres filaient comme de puissantes pirogues vers la terre, survolaient les îles se découpant au large et disparaissaient dans le projecteur lunaire. La profondeur du panorama était renforcée par la silhouette des palmiers décharnés de la côte, des affleurements rocheux et des quelques cabanes plantées dans les détritus invisibles des plages. Petit décor de théâtre posé au pied d’une colossale marine. L’œuvre d’un maître du clair obscure, sauf qu’aucun artiste peintre, aucun cinéaste, même le plus talentueux ne saurait dépeindre la puissance d’un tel instant. La route sinueuse plonge dans la ville morte pour ressortir de nouveau, l’angle de vision change et des formes nouvelles apparaissent. C’est le moment que choisit la musique pour prendre des tournures de messe mécanique aux accents d’outre-tombe. La réverbération amplifiait la notion d’espace qui occupait déjà tous les champs du possible en y ajoutant des dimensions inconnues et la tête en un trou spiralant de comètes, en fractales de pensées sensorielles qui agrippent fermement chaque détail de la réalité. Les nuages semblaient jaillir de l’horizon, la lune pulsait comme une étoile vivante et les odeurs de terre, de mer, de bois brûlé se combinaient comme la structure de galeries d’insectes.
Les trois jeunes hommes faisaient silence dans la cathédrale d’une religion oubliée.
JP avait conduit vite sur cette portion de route en bon état. Il se gara rageusement au côté de la voiture de Blondin qui attendait. Hilare, Toub semblait très fier de sa connerie du barrage. A moins qu’il n’en ait une autre sur le feu ?
— Espèce de mongolien, où vas-tu chercher ce niveau de débilité ! Mais regarde-le, dire que ce mec a fait des études. En province, d’accord, mais une telle persévérance devrait être récompensée par un soupçon de maturité.
— Il n’est pas encore diplômé, précisa Blondin.
— Tu sais, JP, que ton rejet du comportement local masque assez mal l’amour immodéré que tu portes à ton prochain, de quelque couleur qu’il soit ? Par ces petites épreuves, je tente de révéler…
— Conakry… tous des sauvages… dans un souffle, JP avait décidé d’interrompre la conversation par sa formule désabusée préférée.
Le groupe enfin réuni s’agitaient près des voitures, s’attirant progressivement la population mobile qui rayonnait autour de la boîte de nuit. Gil et Maneukin restaient silencieux, le retour à une réalité encore nouvelle se faisant par des roulements d’yeux exorbités sur tout ce qui les entourait. La décontraction des autres rendait l’expérience encore plus étonnante. Tout ce qu’ils avaient pu découvrir dans les reportages diffusés en seconde partie de soirée sur les conditions de vie des africains noirs se dévoilait de jour en jour sous leurs yeux. Une intense activité régnait ici, après le désert de la corniche sud. Taxi déposant les clients, adolescents observant la foule en quête d’une pièce (ou jeton) à mendier, une voiture à garder, une mauvaise action à mener, vieilles femmes faisant une cuisine de grillade sur les canouns locaux, adolescentes vendant des sacs d’eau glacées ou de jus de bissap, gamines portant un bébé dans le dos tenant un stand de cigarettes portable et autres populations interlopes. Le ronronnement du groupe électrogène et des climatiseurs noyait la scène d’une atmosphère floue, masquant les vibrations de la musique, les voix, les rires et les quelques véhicules en mouvement. Les blancs commençaient à débarquer, les libanais, plus nombreux encore, semblaient avoir déjà investis les lieux, leurs 4x4 monstrueux et rutilants en rang d’oignons le long de la petite falaise, faisaient face à la mer. L’éclairage violent des phares et du projecteur au-dessus de l’entrée du Timis, à une cinquantaine de mètres, effaçaient toute la majesté des lieux traversés. Gravats, flaques de boues et tas d’ordures à demi enterrées occupaient la partie visible. Tout le reste se trouvait dans l’ombre, entretenant le mystère. Un peu plus loin, sur la corniche, une petite zone éclairée par une faible ampoule accrochée à un piquet de béton amplifiait encore l’effet d’archipel lumineux, perdue dans un océan de noirceur. Une unique silhouette immobile assise contre le mur accentuait la sensation d’isolement de cet îlot à la dérive.
Après avoir choisi parmi les gamins un gardien pour leurs voitures, ignorant les autres sollicitations, ils traversèrent la rue pour rejoindre l’entrée de la boîte. Une petite file de clients constituée majoritairement de femmes autochtones palabraient, dans une parfaite notion du temps, théorique ici bas. Le droit d’entrée, de l’ordre de 5 000 francs guinéens pouvait représenter une petite fortune pour des personnes sans ressources. A l’intérieur, il y aurait toujours une âme charitable pour offrir des boissons, quitte à pirater l’ardoise d’un ivrogne suffisamment argenté et assoiffé pour ne pas se rendre compte du détournement de fonds. Les rires, les engueulades et les cris joyeux fusaient du groupe de clients qu’un videur, molosse aussi large que haut, empêchait d’entrer. L’arrivé des cinq français n’allaient pas arranger leurs affaires. Ils ne prirent même pas la peine de stopper devant la porte, et, en s’excusant mollement, franchirent le battant de bois peint, sans oublier quelques plaisanteries à l’endroit du physionomiste, qu’ils connaissaient bien évidemment.
— Mon pays ! cria le videur, jovial.
— Qu’est-ce qu’il a, ce mec ? sursauta JP.
— Décompresse, mon pote, n’oublies pas qu’on a fumé.
JP n’avait jamais pu se départir de sa capacité d’indignation qui, maintenant que la lumière pointait au-delà du tunnel, s’exprimait de manière plus ou moins opportune. Ses camarades ne lui faisaient jamais la leçon, découvraient, apprenaient de ce lieu de fascination, crotte de mouche sur la carte du monde. Seul Humphrey aurait pu se targuer d’une forme d’expérience, étant né ici, au temps du régime de Sékou Touré, il avait fui avec ses parents lorsqu’il était enfant. JP souffrait de son séjour.
Il était exceptionnel qu’on leur refusa l’entrée gratuite d’un lieu nocturne. Ils se déplaçaient en bande, consommaient beaucoup, offraient encore plus, faisaient danser la gente féminine et ne se battaient jamais. En France, cette bande de mecs aurait du tourner casaque. Mais ici, ils faisaient rouvrir des établissements fermés par manque de fréquentation, et l’agitation qu’ils généraient attirait irrémédiablement les foules. D’autres populations friquées redoutaient parfois, mais plus souvent, cherchaient leur compagnie et les employés des lieux leur faisaient un accueil unique pour leur simplicité plus que pour leurs pourboires.
Et si ce soir ils étaient cinq à pénétrer de concert dans la boîte, il y en avait autant à l’intérieur. Un renfort de troupe pouvait débarquer à tout moment. Un air de changement flottait dans l’air, l’ambiance de boîte à putes pour vieux expatriés en ruine pouvait virer à celle d’une soirée d’étudiants écervelés.
Rare à cette heure, la boîte était bondée, dans une mixité de « races » qui aurait révulsé le regard d’un « humanitaire ». Contre toute attente, blancs, libanais, et surtout hommes guinéens se bousculaient debout dans cet espace sombre, uniquement éclairé de quelques spots et d’un néon de lumière noire, faisant briller les yeux et les dents des autochtones. Ce soir, même les « polios » étaient de sortie, deux danseurs aux jambes inutiles valdinguaient sur la piste, sans la moindre gène, créant une verticalité dans l’appréhension de la foule. La lumière rasante et fluorescente révèle la majorité féminine. Toub et Blondin, suivis de Gil, JP et Maneukin, filèrent comme des VIPs dans cette foule bigarrée. Un rythme du tréfonds faisait vivre cet endroit. Personne ne le maîtrisait, tout le monde était gagné. Les parois de cet espace clôt, bariolé de peinture criarde d’un autre temps à l’effigie publicitaire de l’enseigne, se contractaient comme les ventricules musculeux d’un athlète. Des visages terrifiants d’hommes et de femmes avides. Une chaleur humaine de supernova faisait suffoquer les grilles des climatiseurs qui suintaient l’humidité le long des murs noirs. S’appuyer rien qu’un instant, sur une colonne, un tabouret ou l’épaule de quelqu’un faisait redouter de se consumer ou de rester coller. La musique tambourinait, pilotée du fond de la salle par DJ Moussa, réputé pour ne mais modifier sa programmation mais qui incluait quelques perles des années 80, dont la culture française, honteuse, ne voulait plus et qui, dans ce lieu perdu, prenait une élégance toute fraîche.
— Diable, Léopold Nord et Vous…on n’est pas dans la merde.
Côté comptoir, Monsieur So, patron sénégalais du boui-boui trônait comme à son habitude en dardant un œil sombre sur la foule. Considéré par certains comme l’un des plus grands bandits de Conakry, on disait de lui qu’il était capable de fournir l’impossible. On lui prêtait plusieurs établissements à travers la ville et à Dakar. A ses côtés, trois serveuses, toutes plus minces et énergiques les unes que les autres, s’activaient en tenue courte entre les tables basses et les bouteilles étincelantes des alcools d’Occident. Elles abreuvaient à la chaîne le ressac régulier des soiffards en manque. Un Guinéen à l’humeur égale vennait compléter l’équipe de salle.
Un bras se lèva, émergeant de la marée des têtes, comme le phare sur une mer houleuse. Lolo était déjà là, sa forte carrure surmontée de sa tignasse frisée, espiègle, un verre à la main. Il était entouré du R’né, en vacance pour quelques jours, ami proche de Humphrey, également présent mais perdu dans la foule avec Rasta ; du Belge, grand et élégant jeune homme au type méditerranéen, à la parole grave et paillarde et de Christelle, sa mère, belle femme en contrat locale sur place.
JP eut une dernière réplique, de connivence avec Gil, avant immersion :
— Meeerde, c’est la boîte où on s’était promis de ne jamais remettre les pieds. L’autre fois, on s’est fait mettre la main au paquet par des salopes dès notre arrivé. Alors, danger les mecs !
Gil, Maneukin et JP commençaient enfin à se détendre malgré la pression atmosphérique qui régnait. Ils avaient pénétré dans la cage aux lions après avoir couru nus dans une prairie par beau temps. La route nocturne sur les bords de l’océan sauvage, le ciel troué de la lune pâle, le doux vent marin leur avaient fait oublier l’étouffement de la promiscuité et la vigueur des corps tendus des populations nocturnes. La sueur et le muscle, couverts de minces vêtements virevoltaient, se frôlaient, se plaquaient et rayonnaient avec une énergie débridée. Mais Lolo revint les mains chargées de cocktails glacés et distribua cette liqueur de jouvence.
C’était si beau de voir Le Belge et Rasta sur la piste centrale, les filles tournoyer autour d’eux, un sourire extatique aux lèvres, si rare dans ces danses obligées. Les gentlemen du zouk, les samaritains du soucousse. Une bulle d’harmonie se fit au milieu du tohu-bohu. Les pleins et les déliés de leurs mouvements dessinaient des motifs compliqués mais évidents. Même la sueur et la chaire corrompue des silhouettes vautrées dans l’oubli et l’autodestruction ne pouvaient ternir cette image purificatrice. Une merveille, qui se dégustait du coin de l’œil, accoudé au comptoir, le pied sur la barre, un verre parmi tant d’autres à la main et lançant des slogans utopiques à la face de la clientèle hagarde.
Les femmes sont jeunes et joyeuses, pour la plupart. Elles portent un nuancier de vêtements qui les mettent en valeur, mais de style très varié. Entre les petites robes légères et les pantalons moulants, les chaussures à talons compensés et les tongues brillantes, on croise parfois des tenues traditionnelles, boubous de gala et coiffes de tissus. Leurs cheveux sont le sujet d’une attention particulière. On imagine que leur texture crépue, qui semble commune à tout le monde ici, ne prête guère à fantaisie. Au contraire, c’est un éventail de structures, de volumes, de couleurs qui leur permet, pour les plus coquettes et les moins démunies de changer deux fois par semaine de visage. On raconte que les policiers, lors des contrôles, se servent de ce prétexte pour ne pas les reconnaître sur leur photo d’identité. Tresses serrées sur le crâne, mèches attachées à la racine, longues ou courtes, chignons plats ou en panier, « Hellraisers » (expression de blanc pour désigner les têtes piquetées de quelques tresses verticales et raides, un peu comme un oursin) ou perruques aux teintes et aux formes les plus délirantes. Les hommes n’ont pas ce goût pour la variété et affectionnent une coupe au plus prêt du crâne, peigne et lame de rasoir comme outil d’entretien. Les ethnies sont mélangées, une majorité de Soussous et de Peuls (considérés avec cynisme comme les plus beaux), quelques Malinkés et une poignée de Forestiers.
— Oh la jolie Suédoise ! fait Lolo, désignant une petite femme boulotte à la peau tellement sombre qu’elle en est bleue surmontée d’une improbable choucroute blond platine qui s’épand sur ses épaules nues.
Les règles d’invitation à danser sont bafouées, les femmes ne se refusant aucune effronterie pour entraîner un cavalier. Les nouveaux arrivés sont des cibles de choix car leur retenue amusent. Ils n’osent pas faire le premier pas, généralement couronné de succès. Aussi le R’né et Maneukin voient-ils défiler les propositions. Gil, lui, fait bande à part.
Mais les femmes, JP s’en fout, sauf de Christelle, qui pour lui est une « Dame ». Après quelques conversations lubrifiées de boissons explosives, il sort une cassette de sa poche, échange deux ou trois mots avec Monsieur So planté près du comptoir, puis s’éloigne vers la sono. Il a bien l’intention de donner sa touche personnelle à l’ambiance.
— Les mecs, on va enfin avoir de la musique, rejoint-il tout fier le petit groupe.
— Toi, tu vas transformer le Timis en dance-floor parisien !
Un accord de synthé, DJ Moussa fit une transition douloureuse avec Haddaway. Le morceau n’était pas familier, l’introduction tirait en longueur, ce qui fit chuter l’ambiance survoltée. Sur la piste, JP et Gil croisèrent les danseurs déconcertés profitant de la cassure du rythme pour souffler. La musique prit son temps, lente progression d’intensité. Un effet de saturation fit vibrer l’accord initial auquel vinrent s’ajouter des chœurs électroniques, soufflant mécaniquement une plainte douce et grave. Aucune percussion, simplement un son lancinant qui montait lentement vers les aigus. Soudain, alors que seuls les deux hommes se courbaient mollement sur la piste et que quelques filles les observaient en cherchant à savoir si elles devaient rentrer chez elles ou les suivre, un violent staccato de simili-cuivres annonça la rythmique. Celle-ci démarra enfin, binaire et sèche, puis de plus en plus riche, de discrètes mais tenaces percussions arabes montant du fond sonore. Les deux danseurs atteignirent leur planète, leurs mouvements sobres mais déterminées ne laissant plus de doute sur le plaisir qu’ils prenaient. Rien de mieux pour motiver la troupe qui se lança dans l’expérimentation de cette musique étrange, triste et sauvage. Tout s’accéléra. Une frénésie nouvelle arracha les spectateurs à leur siège et les autres CSN rejoignirent les instigateurs de ce coup d’état musical. Toub fut le suivant à investir la piste, suivi de prêt par Maneukin, Humphrey et du R’né. Blondin resta en arrière, en grande conversation avec Fred, jeune lycéenne en vacance chez ses parents qui venait d’arriver accompagnée de SMF. Son rencard, sans doute.
DJ Moussa, derrière ses platines, décida de laisser tourner la cassette. Les montagnes russes de la musique des marathoniens de la nuit s’enchaînèrent, mettant en transe les organismes et oblitérant le passage du temps. Il sortit le stroboscope laissant s’évanouir les dernières traces de lascivité africaine. Le gourbi corrompu, lieu de déchéance et de décadence disparût sous les coups de boutoir sophistiqués des sonorités de basses et les flashs froids qui découpaient tout le volume de la boîte d’une énergie jeune, brute et désespérée.

Tous des sauvages.

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