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Un samedi d’enfer

(Une teuf d’enfer 2)

dimanche 1er mars 2009, par Grégory Joulin

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Samedi, 10h25 du matin

C'est en revenant de chez le docteur Hubert Des Termes que tout a recommencé.

Ce matin, comme à son habitude, le psychiatre se lavait les mains dans le minuscule réduit qui bordait son cabinet, petite pièce sombre où il se livrait au rituel purificateur du robinet d'eau froide pour faire le vide après chaque rendez-vous passé à écouter ses patients pleurnicher. Peu d'entre eux développaient de réelles pathologies psychiatriques. La plupart des hommes et des femmes qui franchissaient la porte de son cabinet étaient de pauvres hères livrés à eux mêmes dans un monde occidental enclin à un individualisme de plus en plus suicidaire :  mères célibataires quelconques incapables de faire face à la destruction de leur pouvoir d'achat et de leur tissu familial, hommes laids et isolés frustrés par le manque de sexe et la dé-responsabilisation sociale et professionnelle, adolescents en crise... Tel était le quotidien du  psychiatre. S'il voulait rencontrer un Hannibal Lecter ou un Norman Bates, c'était au multiplexe UGC le plus proche qu'il les trouverait.

- Cette société engendre les déviants qu'elle mérite, pensa-t-il, résigné.

Il aimait ce moment d'intimité privilégié dans le petit réduit, écouter l'eau ruisseler dans le minuscule lavabo. En dehors de l'évidente mesure d'hygiène qu'elle supposait, la petite cérémonie d'ablution lui permettait de faire une entrée en scène quelque peu théâtrale devant le prochain patient qui l'attendait déjà dans le bureau. Les effets d'acteur avaient aussi leur rôle à jouer, sur le plan psychologique.

Ce jour, Des Termes se sentait anxieux, sans savoir pourquoi. La jeune femme menue aux cheveux noirs tirés en arrière par un chignon austère qui se trouvait dans le bureau l'étonnait et le rendait nerveux. Cela faisait la seconde fois en quelques mois qu'il se retrouvait en charge d'une femme sujette au délire. En début d'année, il avait reçu une étudiante qui se plaignait d'hallucinations : elle affirmait voir à l'avance les cadavres de personnes dont la mort était proche. Malgré ses efforts, Des Termes avait dès le début raté son entrée en matière : elle ne s'était pas présenté au second rendez-vous et n'avait jamais repris contact. Que devenait-elle ? Il est vrai que leur premier entretien avait été quelque peu... agité. Elle semblait lui demander de l'aider à aider ces gens condamnés, au lieu de tenter de comprendre les causes de son délire. Des Termes était secrètement soulagé de ne plus la voir.

La femme qu'il allait rencontrer aujourd'hui avait été envoyée par l'institut pénitentiaire Augustin-Roche à la demande du juge d'instruction : le policier qui l'accompagnait se trouvait en ce moment même dans la salle d'attente. Cette procédure inhabituelle (il était rare que les détenus soient transférés du lieu de détention au cabinet du médecin, c'était généralement l'inverse qui se produisait) venait, d'après le dossier, de l'état catatonique du sujet : la jeune femme n'avait pas prononcé le moindre mot ni émis le moindre son depuis son interpellation au bord du fleuve il y a deux mois, dans un état de délabrement physique et mental particulièrement avancé. Après discussion entre l'avocat de sa mère et le juge, il était acquis qu'un changement d'environnement pourrait déclencher chez la jeune femme un choc salutaire.

Des Termes n'avait pas lu en détail tous les éléments du dossier de la demoiselle mais il savait que trois plaintes majeures reposaient sur son dos : deux pour agression et mutilation, une troisième pour agression et tentative d'homicide. Lors d'une soirée trop arrosée, il semble que, prise d'une crise de démence, la femme fluette ait fait du mal à deux étudiants et un sans-abri. Son profil psychologique et une expertise destinée au tribunal avait été ordonnés et Des Termes était en première ligne. Le cas était considéré comme grave.

L'homme tourna le robinet, se sécha brièvement les mains et sortit du réduit. Généralement il lançait un jovial "A nous !" à son patient mais aujourd'hui, il s'abstint : trop de questions se bousculaient. Il avait lu un partie du dossier et était décontenancé... Comment cette femme, Florence Rey, 21 ans, avait-elle pu broyer les parties génitales d'un premier homme et littéralement sectionner le pénis d'un deuxième ? Comment avait-elle pu tenter d'étrangler un sans-abri la surpassant de plus de trente kilos ? Et mordre un de ses chiens ? Pourquoi une telle rage, une telle démence chez cette frêle étudiante recroquevillée sur son fauteuil et qui ne leva même pas les yeux quand le psychiatre contourna le bureau de son pas pesant.

Des Termes se laissa tomber négligemment dans son siège. Ce faisant, sa veste blanche s'écarta, dévoilant un nombril noir et un ventre nu à la chair rose envahie de poils gris. Il savait que cela pouvait indisposer certains visiteurs mais il s'en foutait : il était l'un des meilleurs psychiatres de la région et si les autres n'étaient pas contents, ils n'avaient qu'à aller aux urgences, essayer la psychiatrie publique.

- Drôle de fille, en vérité, pensa-t-il. Je me demande qui aurait envie de l'inviter à sortir.

Il releva son visage poupin et lança son slogan, sa réplique, son mantra :

- Je vous écoute !


11h45

Doucement, presque tendrement, Philippe Berg caressait les rugosités du poing américain qui occupait entièrement la  paume de sa main gauche. Il le soupesa d'un geste expert, appréciant les tâches brun rouille qui parsemaient les anneaux destinés à enfiler les phalanges.

Ce bon vieux poing lui était fidèle et il l'emmenait partout. Un jour, après une bagarre mémorable avec des punks en marge d'un concert de Bérurier Noir, à Rennes, il lui avait fallu deux heures pour faire disparaître les taches de sang et les lambeaux de peau qui y restaient incrustés. Quant au type à qui appartenaient ces morceaux, mieux valait l'oublier.

Dans sa chambre, Berg était fébrile et ses mains tremblaient légèrement. Soucieux de son image, bien qu'il était seul, il serra brusquement les poings. Cet après-midi, il retrouvait son groupe, son clan (son posse, comme disaient les nègres, pensa-t-il) en vue de se joindre à la grande manifestation contre les nouvelles mesures gouvernementales qui allaient sans doute être votées la semaine suivante : diminution de 8% du plafond des retraites, allongement de cinq ans de la durée légale du travail, retour aux 44 heures et aux trois semaines de congés payés légales.

Si Philippe Berg avait eu un minimum de culture politique, il aurait pu penser :

- La bonne vieille rengaine de tous les gouvernements aux abois : broyer les acquis sociaux sous prétexte de relancer la machine libérale et les investissements. C'est comme cela que toutes les révolutions, et les guerres, ont commencé.

Mais il s'en foutait : lui, le voyou, l'agitateur, la brute, tout ce qu'il voulait, c'était casser la gueule à des mecs et en découdre avec les keufs.

Sur cette Terre, absurde caillou perdu, il y avait de toute façon suffisamment de causes et suffisamment de gens pour se battre pour elles : territoires, frontières, idéaux, vaccins, gloire et renommée, fortune. Berg, lui, se battait... tout court. Comme seuls le pensent les vrais nihilistes, il ne souhaitait pas un monde meilleur, ni même un monde pire : il souhaitait juste ne pas se faire choper. Vaste programme, mais qui en valait bien un autre.

Le groupe de casseurs qu'il dirigeait de façon officieuse (il était le chef tout simplement parce qu'il était vu comme le mâle alpha par les autres) s'inscrivait dans la mouvance "ultra-gauche incontrôlée" des groupuscules pro-actifs qui faisaient dégénerer les manifestations depuis une dizaine d'années. Composée de types motivés et rapides, l'équipe donnait de bons résultats, notamment en 2006 lors des manifestations anti-CPE. C'était la fierté de Berg : aucun de ses gars n'avaient été arrêtés, alors que le pouvoir en place faisait pleuvoir les peines de prison et assassinait par des amendes à perpétuité les quelques dizaines d'étudiants barbichus et chevelus que les CRS avaient enchaînés et molestés. L'homme sourit à cette idée : au fond de lui, secrètement, il aurait bien aimer rentrer dans les forces de l'ordre pour aligner quelques hippies. S'il était né plus tôt, il serait devenu skin, dans les années 80, pour aller foutre le bordel dans les stades. Mais avec la vidéo, les fouilles au corps et les assignations à résidence les soirs de matchs, ce n'était plus guère possible maintenant. Fin d'une belle époque... Il soupira.

Cet après-midi, il avait rencard avec sa bande sur la place des Lys à deux cents mètres du cortège : ne restait plus qu'à bien s'imbiber avant et à s'y mettre.

Il se gratta les couilles, rangea le poing américain dans la poche intérieure du bomber kaki qu'il arborait chaque jour, puis s'assit pour entreprendre de lacer ses Doc Martens noires.
La journée s'annonçait excellente. Un samedi d'enfer.


14h18

- Merde de merde ! maugréa Yvon Durand, le chauffeur du fourgon cellulaire, devant l'ampleur du bordel qui s'étendait devant lui.

Cela devait être un petit samedi tranquille, une course peinard payée le double et ça se transformait en grosse galère... à cause des travaux de ce foutu tramway.

La rocade Est qu'il voulait emprunter afin d'arriver plus vite à la prison pour femmes était fermée à cause des travaux du futur tracé du tram : le Maire se représentait dans moins de un an, pas question de faire traîner le chantier, cela pourrait lui coûter sa réélection. Résultat des courses : les mecs bossaient nuit et jour pour tenir les délais... et la rocade était fermée aujourd'hui. Le manque de bol.

- Tramway à la con !

A la limite, faire un détour par le centre n'était pas si grave, mais ce samedi était le pire des jours possibles. Le fourgon était immobilisé depuis vingt minutes par la manifestation monstre contre le gouvernement du Président Clamozy. Chauffés à blanc par les sifflets, les pétards et les slogans, les manifestants exprimaient, avec retenue et classe, leurs sentiments à l'encontre des passagers du fourgon bleu nuit qui tentait de se frayer péniblement un passage :

- Enculés !

- Putain de nazis !

- CRS SS !

Yvon soupira. Un fourgon cellulaire dans une manif de gauche, c'est comme diffuser un film porno pendant le gala de fin d'année de l'école : ça fait désordre.

Voir la bande de planqués et de hippies crasseux qui défilaient le déprimait bien assez comme ça : il décida de se retourner pour vérifier si l'unique occupante du fourgon restait tranquille et actionna la minuscule trappe située à l'arrière, entre les deux sièges. Au bout de quelques secondes d'adaptation à l'obscurité, il la distingua, prostrée : c'était une jeune femme frêle qui n'avait pas bougé, à l'aller comme au retour. Le psy qu'elle venait de voir (sans grand succès d'après ce qu'il avait compris) lui avait administré une sorte de somnifère. Le chauffeur avait hésité puis renoncé à lui passer les menottes : après tout, elle pouvait être sa fille... et semblait complètement dans les vappes. Elle n'avait pas bougé d'un iota malgré le boucan énorme à l'extérieur du fourgon. Il referma la trappe.

A ses côtés, Martial Tessier, son collègue, somnolait, sans doute en train de cuver son vin de la veille : ça picolait dur dans la brigade. Les deux hommes s'appréciaient peu. Néanmoins, au milieu de cette manif et entourés d'éléments hostiles, Yvon était rassuré d'avoir le gros moustachu à portée de main. Le chauffeur portait une bombe lacrymo sur lui. Martial, lui, ne se séparait jamais de son Manhurin 357. Une bonne équipe.

Yvon repensa à cette fille à l'arrière : il avait souvent eu des problèmes en conduisant des femmes, de l'établissement pénitentiaire au tribunal par exemple. Aussi curieux que cela puisse paraître, convoyer une femme était souvent plus compliqué et plus dangereux que de convoyer un homme. Les détenus hommes jaugeaient le rapport de force physique éventuel avec leurs geôliers et, considérant l'uniforme, les menottes, les pistolets, savaient ce rapport en leur défaveur et perdu d'avance : ils renonçaient donc assez vite à tenter de s'échapper et optaient pour une attitude soumise.

Chez les femmes, le rapport de force était mental : il se souvenait avoir transféré une détenue qui hurlait comme une folle depuis une heure et en gardait un souvenir horrifié, pire que lorsqu'il avait emmené à l'hôpital un type accro à l'héroine qui avait entrepris de tout casser à cause du manque.

Perdu dans ses réflexions, il fut surpris par les cris d'un type, un grand black avec un djembé, qui hurlait devant le fourgon :

- Brigadier Sabari ! Opération Coup de Poing ! Coupe-coupe, la Police !

- Bouffe-le donc, ton tam-tam, espèce de... pensa-t-il avant de s'interrompre. Aucun mot ou geste hostile ne devait filtrer du fourgon, sous peine de déclencher une émeute. Déjà, plusieurs coups sourds avaient retenti sur la carlingue blindée du camion et les grillages de protection des vitres. Au son, Yvon penchait pour des canettes, ou des morceaux de mobilier urbain. Les pavés allaient arriver plus tard dans la journée.

Il serra les dents. Martial, son collègue, s'agita et ouvrit les yeux. Dans le fourgon, aucun mot n'avait été échangé.


14h28

Il y eu un choc plus fort que les autres sur la paroi extérieure (le coup de poing d'un manifestant aviné) et Florence ouvrit les yeux. Avec une conscience limitée de l'endroit où elle se trouvait, elle leva la tête. Des cris résonnaient dans le lointain

(Fi-llon Fi-llon carre-toi ta réforme dans le fion)

mais elle n'en distinguait guère le sens. Cela faisait plus d'un mois qu'elle marchait aux super-calmants de l'hôpital et de la prison. La camisole chimique était efficace : à défaut de l'aider à expliquer ses gestes passés lors de la fête funeste qui avait dérapé, la drogue allait en faire une citoyenne calme et docile. La jeune étudiante discrète et aimable était maintenant devenue un zombie. Dans l'abysse de sa mémoire, des visages et des voix reprirent brièvement vie

(J... joue contre joue ma chérie)

(Non mais c'est pas bientôt fini votre bor...)

(T'as... t'as soif ? Tu veux boire un coup ?)

puis disparurent bien vite, balayés. La jeune femme à la personnalité désintégrée ne pouvait aligner une pensée plus de trente secondes.

Elle écarta les mains : pas de menottes. Curieusement, ce détail se grava dans son esprit. Elle ferma les yeux.


15h12

- Putain, les mecs, regardez ça !

Philippe Berg apostrophait ses troupes. Il venait d'apercevoir le fourgon de la prison qui trônait, absurde réminescence de l'ordre public, en plein milieu de la manifestation que les casseurs avaient infiltrée depuis maintenant une heure.

Berg était fébrile : déjà bourré et bien qu'ayant distribué quelques gifles, les choses ne prenaient pas la tournure espérée. Un de ses gars s'était même fait étaler par l'un des membres du service d'ordre (un type de FO ou de la CGT, il ne se souvenait guère) et les flics avaient aussitôt débarqué pour le menotter, obligeant le gang à abandonner leur frère.

L'homme distinguait deux silhouettes dans le fourgon : c'était jouable.

Il hurla :

- En route ! Tous sur ce putain de camion ! Jimbo ! Derek ! Avec moi !

Ils se donnaient des surnoms.


15h20

Martial Tessier, le gros flic, n'eut pas le temps de réagir. Tout à sa gueule de bois du samedi, il avait commis l'erreur que même un bleu indigne n'aurait pu faire : oublier de verrouiller les portes du fourgon. Quand la portière passager s'ouvrit violemment, il eu à peine le temps de porter la main à son 357 que le terrible coup de poing américain asséné par Berg l'envoya chez Morphée pour un aller simple à la vitesse d'un charter rempli de Maliens volant pleins gaz vers Bamako. Le flic bascula vers la chaussée et s'écrasa lourdement. Sa mâchoire se brisa sous l'impact contre le bitume.

Berg était trop pressé pour latter le gros poulet de ses Doc Martens noires, évitant subrepticement le jet de lacrymo du chauffeur, trop lent et peu précis.

- Jimbo ! Derek ! Niquez-moi ce bâtard !

De l'autre côté de la cabine, le chauffeur fut brusquement happé par les deux complices de Berg et projeté à même le sol. Il eut à peine le temps de cracher un "Putain d'enc..." qu'un énorme coup de rangers coquées le fit taire, pour quelques semaines du moins. Il sombra dans le néant. Sa dernière pensée fut, assez bizarrement, de se demander s'il avait l'amour à sa femme la veille au soir.

- On l'a, Berg ! On l'a !

- M'appelle pas par mon nom, connard !

Le voyou contourna le camion. Autour d'eux, les gens s'étaient mis à courir. Personne n'avait fait le moindre geste ne serait-ce que pour appeler des secours.

Berg fit irruption devant ses complices et cracha :

- Faut ouvrir le fourgon et libérer les otages ! Trouvez-moi ces putains de clefs !

Une fouille rapide du corps inanimé fut concluante. Le trousseau en main, le chef du gang se rua sur la porte arrière : la serrure pivota quelques secondes plus tard. Une fois le fourgon ouvert, il lui fallut quelques secondes pour s'habituer à l'obscurité.

- Nom de Dieu, souffla-t-il.

Du fond de son antre bleu nuit, le visage livide, les yeux cernés de noir, Florence Rey plongeait ses yeux vides dans les siens.

- C'est quoi ça ? fit Jimbo, l'un des acolytes de Berg, un gros type.

- C'est une meuf. On l'embarque !

La fille ne dit rien ni ne bougea quand Philippe Berg la prit dans ses bras rendus noueux par l'adrénaline et quinze années de boxe.

Elle ne dit rien ni ne bougea quand il traversa en courant, elle dans les bras et suivi de ses deux sbires, l'étendue de la place de la Liberté, la plus grande de la ville, dominée par l'édifice imposant de la FNAC, tandis qu'au loin des manifestants parmi les plus excités venaient de jeter un cocktail Molotov dans le fourgon éventré qui s'enflamma encore plus vite que Cali face à Zemmour et Nauleau.

Elle ne dit rien ni ne bougea quand d'un coup d'épaule, il dégagea l'un des vigiles surmenés de la FNAC prise d'assaut par une foule apeurée qui fuyait les cris et les gaz lacrymos qui commençaient à intoxiquer l'air.

Elle ne dit rien ni ne bougea quand il la déposa délicatement au premier étage du bâtiment curieusement peu peuplé, au rayon écrans plats.

La jeune femme bascula la tête en arrière et se mit à fixer les images haute définition qui défilaient à l'envers derrière elle. C'était le Blu-ray de Ratatouille.

- Elle a l'air dans les vappes, dit le gros.

- Passe-moi une de tes bières, ordonna Berg.

- Quoi, une de mes bières ? Tu rigoles ?

- J'ai dit : passe-moi une de tes bières, enculé, répéta l'homme, froidement.

Le gros, Djimbo, s'exécuta : une cannette se matérialisa hors de son bomber.

- Noie pas le moteur, fit-il en la tendant au chef.

- Ta gueule ! cracha Berg. Je veux juste la réveiller un peu, je vais pas me faire chier à la porter toute la sainte journée !

Il défit la languette : de la mousse gicla. Il versa quelques gouttes de houblon entre les lèvres entr'ouvertes de Florence.

- C'est bon... C'est bon... Elle réagit, dit l'homme.

Par terre, la jeune femme avait maintenant les yeux grand ouverts.


Elle ouvrit la bouche. D'un mouvement vif, elle se redressa et happa la lèvre supérieure du hooligan qui se penchait au dessus d'elle. Méthodiquement, la tête oscillante, elle entreprit de scier le mince ruban de chair qui déjà se congestionnait.

Berg hurla. Il souleva la femme et la plaqua contre l'un des écrans plats qui se détacha aussitôt de son support mural et heurta le sol. Des étincelles jaillirent.

Sous le choc, Florence desserra les dents et ré-arma sa prise pour, cette fois-ci, mordre et la lèvre supérieure et la lèvre inférieure du casseur. Berg ne cessait plus de hurler. Derrière, le gros skin restait immobile. Il venait de pisser dans son froc. Le troisième voyou se trouvait toujours en bas : les vigiles de la FNAC se chargeaient de lui.

Brutalement, Florence lâcha prise : elle enleva avec elle la moitié de la bouche de Philippe Berg. L'homme bascula en arrière et perdit connaissance. Il s'effondra aux pieds de Jimbo. Une de ses joues heurta délicatement la Doc Martens droite du gros type, son visage ressemblant désormais un Picasso contrefait peint par un enfant dément. Du sang aspergea le sol. Du bomber kaki de Berg s'échappa le poing américain rouillé.

Florence le vit et marcha vers le deuxième voyou. Elle lui cracha à la gueule les morceaux de chair rougies : l'homme recula et vomit. La jeune femme s'empara aussitôt du poing américain, l'enfila et asséna un crochet du droit directement sur la tempe du skin. Jimbo devint grisâtre, lâcha une dernière gorgée de vomi avant de tomber sur Berg inanimé. Il ne bougea plus. Derrière eux, les étincelles qui s'échappaient de l'écran plat calciné commençaient à faire fondre un second moniteur. Une fumée âcre s'élevait.

La femme se mit à courir et aborda l'escalator immobile. En quelques secondes, elle se retrouva dans le hall clairsemé. L'un des vigiles venait de maîtriser Derek, le troisième voyou que Berg et Jimbo avaient laissé en arrière. C'était encore lui qui s'en sortait le mieux : il comprendrait sa chance plus tard.

Florence se glissa sans encombre entre les gardiens débordés et se retrouva dans le chaos géant de la manifestation qui s'était muée en champ de bataille. L'adrénaline pompait dans ses veines sous l'effet des quelques gouttes d'alcool que Berg lui avait distribué.

D'un regard, elle évalua la situation : la ligne de CRS qui avançaient à cent mètres à droite, les anonymes qui se ruaient en courant devant la FNAC pour refluer vers une ruelle adjacente à gauche. On voyait plusieurs personnes sur le sol, sans doute piétinées par la masse humaine rendue folle par l'odeur du gaz lacrymogène : ce jour-là, on dénombrerait trente-cinq blessés.

En face du porche où elle se tenait, un petit groupe d'hommes au visage dissimulé jetait divers projectiles sur l'escouade de CRS qui progressait.

Florence opta pour la ruelle à gauche.

Elle se mit à courir : devant elle, lui barrant la route, surgit un gros type à la longue barbe et portant un kefieh. Il glapit :

- Révolution ! C'est la révo...

Il se tut aussitôt : Florence venait de lui asséner un coup de poing américain dans la glotte. L'homme s'effaça de sa vue. Elle se remit à courir.


Feuille de chou locale, lundi matin

Diverses violences en marge de l'émeute de samedi

Des effets collatéraux de la manifestation qui a dégénéré samedi ont été rendus publics ce matin : plusieurs individus ont été blessés dans l'enceinte de la FNAC lors d'une échauffourée qui a opposé une femme isolée à plusieurs casseurs qui l'avaient enlevée d'un fourgon cellulaire où elle se trouvait pour être transférée à la prison. Les deux policiers qui l'escortaient sont toujours dans un état jugé sérieux après une première agression, de même que les deux casseurs qui auraient tenté d'abuser de la détenue et dont l'un souffre de sévères lacérations faciales.

La troisième personne victime de violences est un officier de police qui a été agressé dans une rue en marge du cortège alors qu'il stationnait dans un véhicule de service. D'après les témoins de la scène, une femme -identifiée comme la détenue échappée- l'a attaqué par surprise et assommé avec un instrument contondant volé aux casseurs qui l'avaient kidnappée.

La femme, Florence Rey, a ensuite volé le véhicule qui a été retrouve écrasé contre un arbre ce matin, dans la forêt de Viala, à dix kilomètres du lieu du vol. La suspecte est en fuite.

La photo de la jeune femme a été largement dffusée : les autorités mettent en garde toute personne qui la croiserait du caractère particulièrement instable de la jeune personne et recommandent de prendre contact avec les services de Police dans les plus brefs délais. 

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