Accueil > Jeff > Guinée, tropisme blanc > Visite des locaux de la police

Visite des locaux de la police

mardi 3 février 2009, par Le DC

Futur commissariat ou ruine d’un chantier jamais fini reconverti pour l’occasion ? Impossible à déterminer, le mobilier sommaire, disparate et vétuste ne permettait aucune hypothèse, non plus que l’éclairage, à la bougie (au singulier). Les flics étaient bien là cependant, pas seulement dans la pièce où les deux jeunes hommes blancs avaient été accompagnés, mais aussi dans d’autres parties du bâtiment. Pas vraiment un bâtiment, donc ; plutôt un étage abrité par le plancher du suivant jamais terminé, le tout enfonçant ses fondations incertaines dans la boue d’un terrain vague de la commune de Matame, proche banlieue de Kaloum, séparée par un isthme de la presqu’île où se trouvait les centres administratifs et portuaire de Conakry. Le jour ne se lèverait sur cet embryon architectural que dans quatre heures. A présent, l’obscurité recouvrait tout, la rue silencieuse, troublée parfois par le passage d’un taxi, les cabanes des vendeurs de brochettes et le commissariat. Les visages des forces de l’ordre aussi, celui du coupable. Seuls les deux français promenaient leur face rendue livide par le manque de sommeil, la tension et leur origine caucasienne.
Maneukin et La Frisure n’avaient pas commencé la soirée ensemble, ils savaient cependant qu’ils se retrouveraient tôt ou tard dans la boite de nuit nommée, selon les générations de coopérants et de propriétaires, « Le Golden », « Le Blue Moon » ou « Le 36 15 ». La virée nocturne se terminait traditionnellement à l’aube dans l’établissement de Marie-Ange, la patronne sulfureuse et vieillissante. Folie des nuits africaines atteignant un niveau semi professionnel dans la régularité de l’entraînement et la recherche de la performance. Cette nuit là l’équipe pro s’était séparée en plusieurs groupes, chacun d’entre eux pilotant quelques amateurs en simple visite. Mais le paroxysme des tribulations nocturnes au travers de la ville éclatait ici. Chaleur plombée d’humidité, aucun souffle d’air ne venant de l’océan, obscurité totale d’un ciel couvert. Une ampoule luisait de loin en loin, quelques lampes à huiles, l’enseigne misérable du dancing faisant office de Las Vegas. A deux cent mètre, le commissariat n’était qu’une masse sombre et informe, dont la fonction ne se révélait qu’à ceux qui avaient le désagrément de s’y faire inviter.
— Tu n’es pas intelligent, gueulait maintenant David, le videur-boxeur de la boîte. Tu viens d’arriver ou quoi ? Quand on ne peut pas te protéger, tu n’y vas pas !
— Je sais, je sais, vieux… j’ai pas fait gaffe, répondait Maneukin, apathique et désintéressé.
Un tire-laine venait de lui arracher de la poche révolver le portefeuille offert par sa mère pour ses quatorze ans, rempli de tous ses papiers officiels. Une grosse perte pour qui doit subir toutes les nuits de maraude de 2 à 15 contrôles d’identité. Une course poursuite s’est engagée dans les ruelles. Il avait hurlé au fuyard, plein d’espoir, qu’il n’y avait pas d’argent. Sans effet, ses cris devinrent plus précis lorsqu’il se mit à hurler « Au voleur ! ». D’autres s’invitèrent dans la cavalcade. Mais allez donc rattraper un homme jeune avec un verre d’alcool – qu’il avait pensé lâcher mais tant de monde marchait pieds nus, surtout les enfants - et une clope à la main. Un homme assez sûr de son agilité ou de son dénuement pour risquer le lynchage au cas où il se ferait prendre. La Frisure était à ses côtés lorsque Maneukin stoppa net à la limite de la zone éclairée. Ils virent le voleur disparaître dans l’obscurité menaçante. Boubah les rejoint, leur interdisant un pas de plus. Complices ou bandits opportunistes guettant les petites proies blanches attendaient au-delà de l’abrupte séparation, invisibles. Les expériences téméraires consistant à aller à leur rencontre s’étaient avérées concluantes. Pas la peine de risquer de se faire dépouiller du reste même si le risque d’agression physique pour les occidentaux était minime. C’était une occasion pour revenir « à poil ».
Une certaine agitation autour de la discothèque s’en était suivie. Les blancs étaient rentrés dans la cour intérieure, les taximen, les vendeurs de viandes, de cigarettes et les gardiens de voitures alentour étaient très agités, ça braillait dedans comme dehors et à deux heures du matin, c’était inhabituel. Pendant le sermon de David, Boubah tabassait un type bourré sur le capot d’une bagnole, surexcité. Ses regards de fou dissuadaient qu’on le stoppa.
— Qu’est-ce que t’es allé parler avec un fille dehors ? continuait David. Y’en a pas assez à l’intérieur ?
— Y’avait pas de problème, je la connaissais, je n’ai pas été assez vigilant quand je suis sorti.
— Qui c’est, cette fille, d’abord ? Je vais lui dire deux mots.
Le colosse d’ébène serrait les poings, penché sur la frêle silhouette. Maneukin ne pouvait s’empêcher de penser que David, d’un naturel si doux, jalousait Boubah et son explosion de violence assouvie.
— Non, c’est bon, je la connais, elle n’est pas comme ça.
— Ouais, tu parles !
Et puis une tournée de whisky-coca remit tout le monde d’accord. Boubah revint à l’intérieur, une patrouille de flics traînait dans les parages. Maneukin, sur les conseils de Yeboah, avait parlé alentour d’une récompense pour la récupération des pièces. L’équivalent d’un mois de SMIC de fonctionnaire, ça devrait faire son effet.
Et puis, lorsque le sujet semblait s’éloigner dans les vapeurs de l’alcool et la moiteur de la piste de danse, un des employés de Marie-Ange vint voir Maneukin : « Ils ont attrapé quelqu’un, faudrait venir le reconnaître. »
— Qui ça ils ? Et si c’est le type qu’a démonté Boubah, c’est loupé, ce n’est pas lui.
— C’est n’importe quoi ! intervint La Frisure. Ca fait une heure que le mec court, je ne vois pas comment ils ont pu le retrouver maintenant.
— Les flics l’ont choppés, il traînait dans le coin. Ils attendent au commissariat, précisa le guinéen.
— Je me vois pas prendre la bagnole pour aller au commissariat. Par contre, le type risque de passer un sale quart d’heure si on n’y va pas ! 3 heures du mat, franchement, on en a pour la nuit…
— On peut y aller à pied, c’est à côté.
— Jamais entendu parlé d’un commissariat dans le coin.
Et pour cause. Ils basculèrent leur verre et se levèrent.
— On n’a prévenu personne qu’on y allait ? demanda la Frisure, alors qu’ils marchaient tous les trois vers le périmètre d’obscurité.
Des insignes de flics luisaient devant eux dans la pénombre. Quelqu’un criait, aviné. Yeboah avait dû être mis au courant, mais à cette heure ci, il était difficile de trouver une oreille attentive aux expériences marginales, chacun se trouvant dans sa propre phase de collecte de résultat. Ils traversèrent la route.
— Ces cons là sont capables de te poser des problèmes si tu n’as tes pièces. Tu les as prises ? demanda Maneukin.
— Oui, et toi ? Marrant, hein ? Par contre, j’ai laissé tout mon fric à Papy, sans qu’il ne me demande pourquoi, d’ailleurs…
— Ca évitera qu’on se fasse rançonner.
Le monde qui les entourait n’était qu’obscurité et formes indistincte. Une palissade défoncée nantie d’une petite guérite dans le même état ouvrait vers le terrain vague au fond duquel on distinguait la silhouette en construction. Un représentant des forces de l’ordre était là, dans la position habituelle du fonctionnaire menaçant et imbu de ses prérogatives. Au sol, adossé à la guérite, gémissait un homme visiblement pris de boisson que la situation rendait indifférent. De temps en temps, il riait ou tentait d’engager la conversation et se prenait une baffe comme explication.
— Qu’est-ce qu’on attend, maintenant ? Ce monsieur n’a rien à voir dans l’histoire, tenta d’écourter Maneukin.
— Le chef arrive. Vous allez être confrontés au criminel ici présent.
Cinq minutes s’écoulèrent dans une ambiance de rafle médiévale. Soudain, il y eu une nouvelle présence, une silhouette s’approcha qui attrapa le coupable en le traînant à moitié et les six hommes se dirigèrent à travers les herbes sèches vers un rectangle plus sombre encore que les murs de la bâtisse. Quel pouvoir permettait de se mouvoir avec autant d’assurance dans des conditions pareilles ?
Sept personnes se trouvaient maintenant dans la pièce : quatre policiers en uniforme, dont trois assis d’un côté de l’unique table servant de bureau, les deux jeunes français, que l’on avait invités à s’installer sur le banc en face et le futur coupable désigné, assis lui aussi à un bout du banc au côté des victimes et surveillé par le quatrième policier planté derrière lui. Les claques tombaient sporadiquement sur la tête du soulard, celui-ci ne parvenant à calmer sa logorrhée, ses éclats de voix et ses rires mêlés de sanglots. L’employé de Marie-Ange était retourné à ses affaires. Pittoresque scène mise en valeur par l’éclairage intime de l’unique bougie. Chaque ombre était découpé avec la netteté d’une gravure vacillante. Le silence devint religieux lorsque celui des flics qui semblait détenir l’autorité donna un ordre excédé au garde :
— Fais le taire ! Prends le truc, là !
Un léger flou figea le tableau, comme une carte postale ancienne représentant un paysage oublié dont il ne manquerait aucun trait caractéristique. Le bois du banc dû grincer de la crispation soudaine des deux fessiers blafards.
Le costaud s’écarta de l’indiscipliné pour ouvrir un vague placard déguenillé appuyé au mur. Les occidentaux n’osaient tourner la tête, mais les coups d’œil furent nombreux jusqu’à l’exclamation surprise du policier :
— Hé ? Il n’est pas là !
Grincement du banc, mais dans l’autre sens.
— Ah, tant pis ! fit le chef, visiblement déçu.
Il reporta alors toute son attention sur les deux plaignants. Le prévenu se mit à faire des bulles en silence, redressé de temps en temps par son chaperon pour ne pas qu’il tombe au sol ou s’avachisse sur Maneukin, assis à ses côtés.
Trois regards sombres et pénétrants dévisageaient maintenant La Frisure et Maneukin. Ce dernier pu alors démarrer son discours, d’une voix lente et posée, grave et respectueuse. A la limite de la crise de nerf, physiquement figé par la tension mais le flot de parole liquide comme une lampée de miel. Il commença par les compliments et les excuses aux forces de l’ordre, pour leur dévouements et le dérangement occasionné. Il tenta de soulager sa conscience en argumentant sur l’impossibilité de la culpabilité du guinéen arrêté : trop vieux, trop bourré, trop peu reconnaissable de ce qu’ils avaient vu au moment des faits. Le sujet ne devait pas être trop développé, histoire de ménager la susceptibilité des fonctionnaires, un réflexe applicable à tous les petits assermentés possédant une arme de part le monde. Les réactions gratuites de mise sous contrainte étaient à craindre : dans le cas présent, confiscation des papiers restants, demande de règlements à l’amiable au moyen de liquidité, promenade nocturne avec l’escadron mobile à travers les beaux quartiers de Conakry, mise au cachot temporaire ou coup de crosse dans la gueule. Cette nuit, tout semblait possible, le « truc », absent du placard, pouvait faire un retour surprise et être utilisé démocratiquement…
Beau pays, rare endroit du monde où demander son chemin à un représentant de la force public revient à s’exposer à un contrôle d’identité et donc à la confiscation des documents éponymes. Etonnant d’ailleurs, alors qu’ici administration était synonyme de corruption, que service public de sieste et moyens d’application d’utilisation personnel, l’humain disparaît derrière une feuille de papier tamponnée. Les français ne s’y trompèrent pas, détruisant les archives avant de quitter les colonies qu’ils avaient dévorées.
L’oxygène semblait de nouveau affluer. N’était-ce point une fraîche brise qui parcourait maintenant les pièces aérées des locaux dénuées d’huisserie ? Le sérieux des paroles, le ton respectueux où ne pointait qu’avec discrétion l’hypocrisie et la lâcheté de l’occidental révolté par des comportements de sauvages mais effrayé par sa faiblesse. Non, la couleur du discourt était teintée de respect sincère, sans condescendance ni veulerie, la neutralité de l’étranger loin de chez lui, ne cherchant ni à juger, ni à s’offusquer. Les autochtones furent sans doute eux-mêmes soulagés, ne sachant sans doute pas ce dont étaient capables ces deux gamins qui se pointaient sans hésitation dans leur grotte sombre. Si bien que Maneukin put aborder la suite de la plaidoirie de ce substrat de justice africaine, en faisant abstraction des cris d’une femme que l’on corrigeait dans une pièce obscure derrière lui.
Après un exposé précis des faits, ponctué d’intervention de la Frisure qui légitimait sa présence, le chef s’inquiéta du contenu du portefeuille volé afin de rédiger la déclaration. Celle-ci fut manuscrite par le chef sur une feuille volante tirée d’un sous-main maculé de poussière au moyen d’un stylo bille qui fut rendu à son propriétaire une fois le document rédigé et signé par les deux parties. Il avait pour fonction provisoire de permettre de franchir les contrôles d’identité et de justifier la demande de nouvelles pièces, passeport, permis de conduire, carte de douanier, en remplacement de celles qui avaient disparues. La carte de douanier : les fonctionnaires avaient été surpris d’apprendre qu’ils avaient affaire à un collègue de la fonction publique, blanc de surcroît. Ce point commun constituait un atout modérateur lors des contrôles de barrage nocturne. Il était probable que l’attention des policiers aux déclarations de Maneukin en avait été ravivée, car, même s’il n’aimait pas trop en jouer pour ne pas fausser les rapports avec les guinéens - un douanier étant moins craint mais plus respecté qu’un policier - il s’était bien gardé de dissimuler ce détail. La situation ne poussait pas à tenter des expériences supplémentaires.
La femme en avait terminé de jouer les punching-balls. Ses pleurs n’étaient plus que des gémissements discrets. Le détenu s’était endormi. Seules les voix des occupants de la pièce troublaient le silence de la nuit. On l’avait si bien oublié que tout le monde semblait avoir renoncer à demander des aveux. L’entretien se terminait, le document administratif fut donné aux victimes. Ces dernières s’inquiétèrent sans insistance du sort réservé au pauvre hère ronflant tranquillement sur son banc. Le chef reconnu qu’il n’était pas concerné par l’affaire mais que du fait de son comportement et de l’irrespect manifesté envers les policiers, il était bon pour passer le reste de la nuit au poste pour dessaouler. Les flics assurèrent solennellement aux deux blancs qu’ils mettraient tout en œuvre pour retrouver les documents dérobés.
— Bon, c’est pas tout ça, mais les émotions, ça dessèche !
Après des adieux cordiaux aux forces du « désordre », comme les nomment dans ses colonnes un journal satirique du crû, les deux noctambules quittèrent sans se retourner le commissariat anonyme et retournèrent vers la lumière sourde, tels des papillons oublieux de leur instinct pour quelques instants. Leur absence de la boîte de nuit avait tout au plus duré trois quarts d’heures. Mais pour eux, les minutes avaient compté double, et maintenant qu’ils étaient libres et que la vigilance les avait dégrisés, la légèreté de leur pas les poussait à trottiner, voire à courir rejoindre leurs camarades. Ils firent une entrée énergique quoique peu remarquée dans l’établissement en fusion, s’affalèrent au bar tels des rosses à l’écurie et exigèrent la pitance des bêtes ayant accomplis leur devoir.

3 Messages

Un message, un commentaire ?

Forum sur abonnement

Pour participer à ce forum, vous devez vous enregistrer au préalable. Merci d'indiquer ci-dessous l'identifiant personnel qui vous a été fourni. Si vous n'êtes pas enregistré, vous devez vous inscrire.

Connexions'inscriremot de passe oublié ?