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Instantanés Misérables II

lundi 29 avril 2013, par Lutinbarjot

La boulangerie industrielle située à côté du tramway est toujours bondée et ça tire à droite à gauche pour accéder au comptoir, à hue et à dia, en grugeant à qui mieux mieux. Les vendeurs, blasés, ne s'emmerdent même plus à faire régner un semblant de discipline : pourquoi risquer des insultes ou des embrouilles pour un salaire équivalent au SMIC ? A leurs yeux, nous n'étions qu'une masse gémissante. Je les comprenais.

Parmi eux se tenait un grand black, plutôt élégant, légèrement distant, poli mais jamais vraiment concerné. Un jour, j'attendais mon tour dans la mêlée déprimante quand surgirent de la porte latérale deux greluches assez grandes, très maquillées, plutôt vulgaires. Le serveur black les remarqua et perdit alors toute la contenance affectée qu'il arborait derrière son comptoir. Il se mit à leur faire des clins d'œil et commença à déblatérer un truc qui ressemblait à ce qui suit :

- Hé les gazelles, là... Psssssttt.... Hinssss hisssss hissssss... Oh psiiiii pssssss pssssss... Mmmmmmmm mmmmm... Hisssssss..... Hé..... Mmmmmm... Psssssssss.... Ttsssssss Tsssssss.... Hmmmm la gazelle.... Hnssssssss sssssssss.. Huuuuuu hoooooo.... Aaahhhhhh... Psssssss... Hmmmmmmm.... La gazelle.... Psssssss.... Raaaahhh...

Et je vous passe les mimiques associées, vous ne m'en voudrez pas. C'était mon tour mais en fait, c'est une petite brune un peu forte qui m'a servi. J'ai payé et je me suis cassé. D'ailleurs, quelques mois plus tard, je me suis également cassé du quartier et n'y ai plus mis les pieds depuis. Rien à cirer.


*


La Poste de la place de Bretagne à Nantes est munie d'une immense salle d'attente. Deux petites filles s'y amusaient avec force joie et les gloussements sonores qui venaient avec. Détail : elles étaient noires toutes les deux.

J'affranchissais quelques enveloppes quand je remarquais une femme d'une cinquantaine d'années qui semblait particulièrement navrée par ce joyeux tintamarre, au point qu'elle finit par prendre la parole pour dire:

- Non, mais c'est pas vrai ! Où est-ce qu'elles ont été élevées ?

Elle répéta cette question deux fois, toujours plus fort. Je ne sais pas où se trouvait la maman des gamines, mais la phrase lui était manifestement destinée.

Comme les petites continuaient à s'amuser, la femme demande à la plus grande:

- Faites moins de bruit ! Où as-tu été élevée ?

- Ben, chez moi.

- Ah ! Tu réponds, en plus ! Tu es sauvage, toi, hein ? Oh oui, tu es sauvage !

- Ben, non...

J'ai commencé à préparer une saillie bien sentie à l'encontre de l'impétrante quand une autre femme, très bobo, prit à son tour la gamine à partie :

- Il ne faut pas vous laisser faire, tu entends ? Cette dame, elle est méchante, tu m'entends ? Il ne faut pas vous laisser faire !

L'autre mégère a grincé:

- Alors là, on aura tout vu...

Je me suis éloigné.

Qu'est-ce que ces deux petites filles allaient bien pouvoir raconter à leur mère ? Que deux blanches à moitié siphonnées leur ont tenu deux discours complètement opposés ? Ou bien que l'un d'elles les a appelées « sauvage » ? Si j'étais sociologue, j'affirmerais volontiers que les germes d'un certain malaise social très actuel résident dans ce genre de situation... mais je ne suis pas sociologue.


*


Quelqu'un a dit que les transports en commun constituent le baromètre social d'une nation.

Justement, je me trouvai dans le tramway direction la gare de Nantes pour aller passer le réveillon de la Saint-Sylvestre à Paris. Sur la plate-forme centrale près de moi se trouvait un jeune en fauteuil roulant. Monta soudain un type complètement bourré, un jeune également, qui, aussitôt le tram reparti, se mit frénétiquement à chercher quelque objet dans sa poche droite, puis gauche... De plus en plus agité, il se mit à gronder :

- Ma boulette, bordel... ma boulette !!!

Se tournant vers le handicapé, il hurla :

- MA BOULETTE !!!

Puis il se mit à tenter de soulever le fauteuil roulant, sous les vociférations du mec qui y était assis. Pour finir, le jeune ivrogne décocha des coups de pied dans la roue droite du fauteuil, toujours sous les cris du passager. Personne n'a bougé autour. Et moi, moins que les autres.

Étonnement, le handicapé n'avait pas l'air effrayé, plutôt en colère. Pour me rassurer, je me suis dit que ce genre d'altercation devait l'aider à se sentir comme les autres, aussi susceptible de se faire agresser que n'importe quel quidam valide... De la sorte, j'en profitais pour tartiner ma lâcheté avec le baume de l'hypocrisie : j'ai les consolations que je mérite.

Au bout de quelques secondes, le poivrot profita de l'arrêt du tramway pour se barrer, sous les horions et les injures de l'infortuné.

Les transports en commun constituent le baromètre social d'une nation... Depuis cette scène, cette phrase me hante.


*


Je me hâtais dans la station de métro Montparnasse-Bienvenüe pour attraper mon TGV. Je partais toujours en avance, cela faisait rire mes amis qui m'avaient hébergé ce week-end parmi d'autres, je traînais régulièrement à Paris à l'époque.

En empruntant un couloir, j'ai découvert cette fille, assise en tailleur à même le sol. Elle regardait droit devant elle, mais on ne pouvait pas rater la large cicatrice rose qui recouvrait tout le devant de son cuir chevelu, au dessus du front, jusqu'à la moitié du crane. Elle avait les cheveux longs tirés en arrière. Comme j'ai très peur des personnes blessées au visage, j'ai détourné les yeux et me suis hâté avec davantage de détermination. Mais je n'ai pas oublié son regard, hypnotique, froid.

Il y a un autre détail que je n'ai pas oublié : devant elle, à côté de la petite casquette destinée à recevoir de maigres oboles, elle avait disposé, pour apitoyer le chaland peut-être, elle avait disposé plusieurs photos d'identité qui, si j'ai bien vu, la représentait, souriante, accorte, détendue, sans cicatrice. Avant... avant quoi ? Je ne sais pas, accident, agression, maladie... Avant que sa vie ne bascule, voilà.

J'ai failli faire demi-tour pour lui donner un petit quelque chose mais je n'ai pas osé. Je ne sais même pas comment j'aurais pu affronter ce regard. En plus, en arrivant à la gare, je me suis planté de quai et j'ai bien failli rater le train.


*


En proie à ma traditionnelle mini déprime dominicale, je m'étais assis sur la terrasse avec une tasse de café. Il était quatorze heures, je venais de me lever. L'existence est une longue névrose, faire la grasse matinée était ma façon d'y remédier.

Un épais nuage gris passait et je me suis mis à grelotter. J'ai baissé les yeux et j'ai alors vu, sur le petit chemin longeant le fleuve, une jeune fille rousse, la peau très blanche, en jogging. Elle semblait prendre des photos. Après quelques instants, j'ai compris qu'elle se photographiait elle-même. Elle marchait avec grâce et changeait de pose avec aisance, la main sur l'épaule, sur la nuque, puis la tête inclinée... Elle semblait flotter, effleurer le sol, faisant fi des gens qui passaient près d'elle, adolescents frondeurs, tribus familiales jacassantes. Une fois la première série de clichés terminée, elle a contemplé le petit écran de son appareil avec quelque chose comme de la tendresse : ensuite, elle s'est assise sur une souche d'arbre non loin et a refait quelques clichés, en changeant certains détails, dans sa coiffure notamment.

Moi, de mon perchoir, je ne savais rien d'elle mais je la regardais. Puis j'ai imaginé une chose : qu'elle se prénommait Amour et peut-être bien que dans ses yeux, à cet instant, le monde tout entier lui souriait.

Elle s'est éloignée puis a disparu... comme ma déprime, envolée. Le vilain nuage a soudain dégagé le passage. J'ai fermé les yeux. Le soleil était parfait.


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