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Honte/Shame

mardi 30 octobre 2012, par Lutinbarjot


Nous ne sommes pas de mauvaises personnes, Brandon.

Nous venons simplement du mauvais endroit.


Il y a peu, j'ai publié sur ce blog un modeste article au sujet d'un film oublié, The Swimmer, œuvre relatant l'odyssée mélancolique d'un homme vieillissant qui trouvait dans chaque piscine située sur sa route, le temps d'un plongeon, des instants de quiétude pour s'abstraire des décombres de sa vie désormais en ruine. Derrière l'imagerie poétique, voire allégorique, du métrage, on devinait en sourdine l'appel d'une époque naissante (annoncée par mai-68 tout proche) à faire disparaître irrémédiablement le passé, encourageant par là le personnage de Burt Lancaster (le fameux nageur du titre) à passer la main, à ne plus se raccrocher aux sirènes de sa jeunesse.

La jeunesse, il en est beaucoup question dans Shame. Elle est même au cœur d'une étrange obsession du récit, par delà le sujet évident du scénario, à savoir l'addiction maladive au sexe dont est affligé Brandon, le personnage principal, cadre new-yorkais aisé, séduisant, alter ego moderne des célèbres yuppies des années 80 dont Brett Easton Ellis a signé le portrait définitif dans la tuerie American Psycho.

Brandon est beau, Brandon a de la classe, Brandon baise beaucoup, à deux, à plusieurs sans doute aussi, mais également très souvent tout seul, sous la douche, dans son lit, aux chiottes du bureau, accompagné de revues ou de l'écran de son ordinateur, au choix.

Shame a la grâce de ne pas nous faire subir une descente aux enfers trash sauce Virginie Despentes : le réalisateur Steve McQueen, déjà aux manettes de l'éprouvant Hunger, n'a pas de temps à perdre dans de telles fadaises. Les scènes de sexe sont amorcées, expédiées ou hors-champ. Le propos est ailleurs : ce que Shame tente de nous montrer, c'est que, comme le Lancaster-nageur d'autrefois obnubilé par l'idée de retrouver un prestige à jamais évanoui, Brandon est un être aliéné, incapable de se réaliser ni de s'engager, cherchant pour toujours dans la jouissance physique sans cesse recommencée, son « plongeon » personnel dans l'oubli, le renoncement. Entre ces deux films s'établit ici, à mon sens, une forme de connexion.

Mais derrière Shame se cache un autre enjeu, plus subversif, plus fort. Le film de McQueen nous montre à quel point le vide existentiel personnel de Brandon est toléré, accepté, voire encouragé par la société qui l'entoure. Qu'il soit un homme, qu'il couche à droite à gauche, que son disque dur professionnel soit blindé de pornographie (« Sûrement le stagiaire »), qu'il gagne bien sa vie : le bilan est finalement globalement équilibré, il n'y a en fin de compte pas de véritable raison que cela change, et à aucun moment le signe d'une quelconque remise en cause du fonctionnement récursif du personnage ne se fait sentir. Le quotidien archi-répétitif de Brandon, magnifié par la mise en scène de McQueen, évoque la redondance permanente des cycles, des patterns, chez les individus névrosés.

Comme tous les spectateurs, on a très peur, lors de l'arrivée impromptue de la sœurette chanteuse Sissy dans la vie programmée de son frère, de voir le métrage plonger dans une abomination politiquement correcte, mais là encore McQueen, en bon Européen, ne cèdera rien : l'histoire suggérera alors, ô idée de génie, que les deux êtres ont subi sans doute les mêmes sévices dans leur enfance, évitant l'écueil du jugement de l'un par l'autre.

Face à ce mal-être amplifié par les décors de New York capturée comme jamais, Brandon, de plus en plus déréglé, et Sissy, totalement paumée, se mettent à chercher des issues... Lui, en aversion totale pour sa sœur, tâche de se rapprocher d'une collègue de travail divorcée, tentant de comprendre son engagement passé lors d'une grande scène d'incompréhension mutuelle au cœur d'un restaurant chic de Manhattan. Elle, couche direct avec le boss de son frère le lendemain de son arrivée en ville, ce qui accentuera la descente en vrille de Brandon. Et pourtant, si l'on en croit Michel Houellebecq, l'acte de la jeune femme n'est pas si imprévisible : « Une bite, à la rigueur, on peut se la sectionner... Mais un vagin ? Que faire de la vacuité d'un vagin ? »

D'une certaine manière, le frère et la sœur ont un trou béant dans leur âme. Les errances nocturnes de Brandon n'apaiseront pas son mal. La tentative d'en finir de Sissy ne mènera à rien. Ils sont condamnés. À quoi ? Le film ne nous le dira pas, n'expliquera rien, n'aura finalement pas énormément de compassion pour ces deux personnages. Ils ont peut-être l'excuse de cette jeunesse dont je parlais au début, mais c'est une jeunesse fanée, en stase, à l'image de Brandon livide faisant les cent pas devant l'ascenseur de son immeuble luxueux. Déjà ailleurs, et les larmes aux yeux, alors que Michael Fassbender devient soudain un magnifique nouveau Patrick Dewaere en apesanteur.

Une œuvre qui vous touche, disait Alan Rickman, est une œuvre dont on sort sans se dire : « Ouais, pas mal... Où est la voiture ? ». Ne cherchez pas : vous y êtes pile.



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