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Blues for Mallaury

mardi 23 octobre 2012, par Grégory Joulin


Sur l'écran, un fantôme au visage hâve s'agite, engoncé dans une parka bien trop grande, un bonnet solidement enfoncé sur la tête et qui dissimule en partie des cheveux à peu près propres. Ses yeux bleus immenses se lèvent fréquemment vers le ciel mais leur pourtour tirent inexorablement vers le bas, comme la commissure de ses lèvres... comme tout le reste d'ailleurs, pourrait-on dire. D'après le commentaire explicatif de la vidéo, le fantôme a fait irruption dans les locaux d'un important quotidien gratuit pour évoquer ses galères récentes, son fils placé d'office dans les services sociaux, ses difficultés professionnelles, ses projets également.

Pourtant, ce spectre avait tout pour réussir. Il s'était même fait un nom. Il s'appelait Mallaury Nataf, et au moment d'écrire ces lignes, bien des souvenirs me reviennent.


Ce n'était pas vraiment ma tasse de thé, mais je l'avais remarquée dans la série télévisée qui cartonnait il y a vingt ans, le Miel et les Abeilles. Dans ce navrant spectacle politiquement correct et aseptisé, ondulait une elfe gracile au sourire ravageur. Les mirages du maquillage et de l'éclairage plateau sont des leurres sublimes, et il était facile de se laisser piéger. Je ne fus pas le seul. Mallaury, l'elfe en question, faisait tourner les têtes et l'audimat. Bien sûr, le charme, le timbre cristallin, les petits seins en pomme délicatement suggérés, les tenues colorées toujours un peu plus courtes que la moyenne... C'est vrai, on nageait dans la matrice, dans l'embryon des abominations à venir, Loft et autres... Mais ça, on ne le savait pas encore.

Intelligente, Mallaury ? En tout cas, peut-être pas si bête. La belle avait su se dépêtrer des deux obsédés de service du samedi soir, l'homme en noir Ardisson et son sniper par derrière Baffie. Humour et personnalité, second degré et vocabulaire soutenu, décolleté pigeonnant et poursuite du grand amour, Mallaury Nataf jouait sur tous les tableaux, grillant sur place le royaliste du PAF incapable de conserver un fil conducteur sur plus de trois minutes parce que refusant le direct, et son champion du one-liner assassin qui s'avèrera indigne dans la cour des grands au moment de tenir un show en entier, comme il le démontrera lamentablement quelques années plus tard à Nulle Part Ailleurs.

Était-elle une petite BB moderne préservée du cynisme des années 90, ou une France Gall sexy, n'attendant plus que son Vadim ou son Gainsbourg ? On en aurait eu volontiers envie. Ils ne viendront plus, on le sait maintenant.

Avec à peine plus de dignité qu'une Loana de base se faisant tirer dans une piscine remplie d'eau sale par un bellâtre même pas capable de faire de la manutention pour un Super U de Vendée, la belle Mallaury hypothèque ses chances de survie (dans un milieu où les jolies petites BB modernes ne manquent pas) en exhibant, au détour du refrain de quelque tube édulcoré, lors d'une ronde sur elle-même gracieusement exécutée, une adorable paire de fesses en peau de pêche et une délicate toison d'or gorgée de succulentes promesses. Tout ça lors de la diffusion d'un programme pour enfants de six ans.

Intelligente, Mallaury ? Peut-être. Bien conseillée, sûrement pas.

Que ce soit à cause d'une ligne de coke bêtement reniflée ou une coupe de champagne de trop bien vite avalée, même motif même punition : ni une ni deux, les tabloïds s'empareront de l'affaire et les jours de la cigale seront comptés au sein de AB Productions, le groupe orchestrateur de toute cette déveine. La sans-culotte du PAF a gagné le droit à être connue, pour quelques mois encore, avant d'être mise au rencard, comme tant d'autres, et aucune des promesses dorées qui venaient avec n'y survivra. La télévision ne donne jamais, Mallaury. La télévision prend.

Dans son malheur, la belle aura encore de la chance : le web n'existait pas encore. Quoique : YouTube et Tweeter en auraient peut-être fait une icône planétaire.

Ses apparitions publiques se feront rares et se solderont à chaque fois par une déroute, comme une démonstration imparable du funeste « syndrome Mark Hamill », sorte de trajectoire inévitablement descendante pour les célébrités trop jeunes montées trop haut beaucoup trop vite. Jusqu'à l'humiliation absolue lors de la Ferme Célébrités, où Mallaury la forte tête ne trouvera même plus grâce aux yeux du public décérébré des années 2000 : elle se fera dégager au bout d'une semaine.

Les galères s'accumulent. Et l'internaute moyen que je suis s'amuse à une sombre expérience : rechercher les photos de la comédienne sur la toile fait apparaître sa lente dégradation. De naïade souriante à jeune femme épanouie, de mère moderne heureuse à rasta-girl livide, d'invitée fardée et décatie pour talk-show baveux à indigente interviewée sur un carton dans la rue, d'épave à fantôme défiguré. Et la boucle est bouclée.

Alors que reste-t-il ?

La carrière de Mallaury n'est plus au point mort, elle est littéralement anéantie. La seule personne qui y croit encore semble être la principale intéressée elle-même, menant des démarches pour monter une « association » alors qu'elle ramasse des mégots dans la rue et mange dans des poubelles, attendant le coup de téléphone d'un important producteur de New York alors que son fils vient de lui être retiré comme ses deux autres enfants, engueulant les patrouilles de police alors qu'elle dort la nuit sur un banc. Elle prépare un « procès » contre ses anciens producteurs pour toucher le « pactole », oubliant un peu vite qu'elle n'était qu'une petite comédienne payée au cachet, sans aucun contrôle de son image sur le plan créatif.

Bof, rien de nouveau : le déni de réalité est une plaie chez certains SDF.

L'indignité vient la frapper de nouveau alors qu'elle dormait dans la rue avec son fils. Mauvaise actrice, chanteuse ratée, mère irresponsable : les internautes se déchaînent. Dans une interview sur une chaîne-déchetterie, elle s'emmèle les pinceaux au sujet des juifs. À l'évocation d'un éventuel emploi alimentaire, elle prétend « écrire un livre ». Le chemin de croix se poursuit. Born to lose. Rien à foutre.


Sur l'écran, le fantôme à la voix rauque s'est tu. Son maigre sourire a maintenant disparu. Les dents sont grisâtres, la peau grêlée.

La complainte de Mallaury Nataf s'achève. Elle baisse les yeux.

Elle ne pleure pas. Ce n'est plus la peine.

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