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Pare-brise

mercredi 10 novembre 2010, par Le DC

Quittant l’appartement de Demi-Lune, il regagna sa voiture au petit matin. Elle était seule garée dans la rue longeant l’ambassade de France, en plein Kaloum. En ouvrant la portière, il vit que la pluie de la nuit avait pénétré l’habitacle, le siège était humide, ainsi que le tableau de bord. L’ondée avait été violente car la fenêtre conducteur n’était qu’entrouverte et des gouttelettes constellaient l’intérieur. Il y avait même quelques feuilles de ces grands arbres bordant la chaussée. La chaleur du soleil allait faire s’évaporer tout ça. Il se mit au volant. Au moins l’eau avait-elle nettoyé le pare-brise. Il fut même surpris de la transparence du verre, avec une sensation inconnue de découvrir le paysage du quartier sous une netteté inhabituelle. Il tourna la clef de contact et se prit une formidable gifle. Il eut juste le temps de baisser la tête et d’en éviter une seconde. Les essuie-glaces. Il venait de se prendre les essuie-glaces dans la figure. Le balayage réglé sur fréquence rapide les ramena aussitôt à leur position initial pour les catapulter de nouveau vers la tête du conducteur. Les questions se mirent à faire des cabrioles alors qu’il se précipitait pour retirer la clef de contact et arrêter la génératrice à baffes. Les essuie-glaces avaient été tordus et balayaient l’habitacle. Mais au point de pénétrer à l’intérieur ? Était-il possible qu’ils aient été retourné assez pour essuyer le mauvais côté du pare-brise ? Cela expliquerait sans doute cette propreté. L’agitation mécanique stoppée, il se carra dans son siège pour réfléchir. Les évènements de la nuit écoulée ne rendait pas les idées très claires. Et puis l’évidence le foudroya. Le pare-brise avait disparu. Et toutes les petites anomalies qu’il avait d’abord attribué à la pluie matinale, l’intérieur aspergé, les feuilles sur les sièges et la transparence du verre eurent leur explication. On lui avait fauché son pare-brise pendant la nuit ! Devant l’Ambassade, en plus. Rien d’étonnant à cela, finalement. Le soleil couché, l’enceinte de l’administration française se fermait comme une huitre et les contacts avec l’extérieur étaient sévèrement contrôlés. Le quartier se vidait de toutes vie et les rares lampadaires encore fonctionnels n’étaient que rarement alimentées. Planait alors sur ces ruelles si bruyantes de jour un silence inquiet de couvre-feu lugubre. La pauvre petite 309 pimpante avait du surprendre les pillards qui trouvèrent le temps de n’emporter que le pare-brise mais une nuit de plus à cette place et ne subsisterait plus de la Peugeot blanche qu’une coquille vide. Le joint en caoutchouc pendait lamentable là où il avait été découpé par une lame experte. Les cassettes audio visibles avaient disparues, seules celles cachées dans la boite à gants demeuraient. Ce serait l’occasion de découvrir ce fameux groupe, China Black, dont il avait offert un exemplaire à Demi-Lune, plaisanterie de bon goût comme toujours. Il prit le temps, avant de démarrer son véhicule, de placer les leviers de commande en position neutre, de vérifier la présence de sa plaque de douanes qui lui permettait de se garer dans l’enceinte. Il récupéra ses lunettes de soleil, sans intérêt pour les voleurs, laissa passer l’une des premières voitures de la journée et s’engagea dans la rue longeant le mur d’enceinte de l’Ambassade. Inutile d’alerter Demi-Lune, déjà en consultation au Centre Médico-Social, de même que d’interroger les gardiens de nuit. Ils n’auraient rien vu et dans le cas contraire, se tairaient ou le noieraient sous des descriptions hallucinées et incohérentes. En prenant le rond point pour rejoindre son poste, il se fit la remarque qu’un pare-brise ne servait pas qu’à empêcher d’avoir des moucherons entre les dents mais aussi à respirer sereinement sans étouffer à chaque bourrasque. Il rentrerait ce soir en évitant les flics afin de ne pas leur donner un prétexte tout trouvé pour engager la conversation.
Une semaine plus tard, Demi-Lune et Maneukin prirent la vieille ambulance du CMS pour se rendre Chez Françoise, le maki hype de la corniche sud, face à l’hôtel Camayenne. Rendez-vous avec Issa, dandy sympathique régulièrement croisé lors des ballades nocturnes qui leur avait proposé de les guider dans les détours de la ville en quête d’un nouveau pare-brise pour la voiture du douanier. Étrange personnage que cet Issa, le teint clair, portant une fine moustache élégante, une silhouette mince et souple, légèrement courbée et une parole nette et distanciée, où pointait un humour discret entretenu par un accent peu prononcé. Redécouvrir le maki de jour, lieu de libation post-discothèque, fut pour les deux blancs un choc. La misère et la crasse qui entouraient les abris de bambou et le bar en dur, comme tout ce qui faisait le charme de la cité, apparaissaient au grand jour. Les tas de cendres des feux de bois nocturnes mijotant les riz sauces et grillant les poulets bicyclettes qui, de nuit, pouvaient encore faire harmonie avec l’activité du lieu. Les amas de sacs plastiques, les pneus de camions en loque et la carcasse cramée d’une R16 défoncée correspondaient beaucoup moins au décor de carte postale. On ne recyclait donc rien dans ce pays ? N’était-ce au Cameroun que l’on faisait des sandales avec de la chambre à air ? Au Sénégal, n’y avait-il pas un artisanat de la boite de conserve reconvertie en jouets pour enfants ? Le maki à la mode, si accueillant dans l’obscurité de la corniche nord avec ces petites lampes et les faibles bougies dispersées sur les tables prenait maintenant des allures de casse-auto abandonnée, squattée par des gardiens de chèvres de passage. L’hôtel Camayenne, pourtant si proche, rayonnant discrètement de son luxe décalé dans cet univers dénué d’abondance, apportait, la nuit venue, un halo de quiétude, avec son va-et-vient de 4x4 rutilants déposant prostituées et clients, ses lanternes de jardins et la présence feutrée des portiers aux aguets. De jour, ce n’était pas la même partition. Le building imposant coupait la vue sur l’océan et sa façade austère, issue de l’imaginaire d’un expert comptable abonné à Cabane à Lapins Magazine et rappelant si besoin le contraste de la population expatriée violant l’autochtone.
Ces vaines préoccupations, les deux Français n’en avaient guère conscience car ne connaissaient plus le malaise de quitter leurs appartements douillets pour se retrouver dans le bain spongieux de la réalité, encore une fois adossée sans aucune raison valable à une opulence incompréhensible.
Une fois la voiture garée, ils pénétrèrent dans l’enceinte ouverte du restaurant. Sous l’une des paillotes, une femme âgée accroupie près d’un foyer s’affairait auprès d’une soupe épaisse et rouge. Une fumée odorante mélangeant l’odeur de charbon de bois et de piment leur fit cligner des yeux. Ils questionnèrent la cuisinière qui leur fit un signe vague en direction de l’autre côté de la rue. C’était les quartiers de la tenancière. La silhouette d’Issa, affaissée sur un banc contre le mur ocre leur confirma la route à suivre.
Issa. Le bellâtre fringant avait laissé place à une loque. Les deux Français en furent estomaqués : l’homme avait perdu la posture que prend le mâle guinéen dans ses moments d’inactivité virile les plus concentrés. Les jambes écartées, les muscles saillants d’ébène, la main posée sur la cuisse, négligemment dirigée vers une verge sur-dimensionnée (ce n’est pas une légende) mise en valeur par une gandoura légère ou un baïfal éclatant. Une pause qui, au moment venu, permettait des déploiements d’énergie inaccessibles à l’occidental besogneux et agité sous ces latitudes aux températures corporelles enfiévrées. Non, Issa encaissait. Comme après une grosse murge ou un passage à tabac académique, tradition policière, locale également.

— Bon dieu de bordel de merde, fit Demi-Lune qui s’approchait, la religion à fleur de peau, qu’est-ce qui t’arrive ?
Moustache pendante répondit :
— Salut les gars ! Ça va, ça va…
— Pas du tout, t’as vu ta tronche ?
Même Maneukin, qui s’y connaissait surtout en médecine des ordinateurs, découvrait, en s’approchant dans la blancheur crue du soleil, les blessures purulentes qui recouvrait le corps meurtri de l’homme assis. Le visage, la poitrine, partiellement dévoilée par une chemise distendue. Même le crâne semblait écorché.
— Je… fut globalement l’explication d’Issa.
Une femme apparut dans l’encadrement de la porte. Elle les toisa modestement. C’était une employée de Françoise. La présence de cette femme révéla immédiatement l’explication qu’Issa, dans sa connaissance des occidentaux, finit par illustrer de mots.
— On s’est disputé. Elle ne veut plus me voir.
Vue l’aspect général des explications, Françoise avait dû considérer qu’Issa commettait une faute, sans doute une seule mais à répétition, sur laquelle les deux visiteurs auraient bien voulu éviter de témoigner.
— Attends, ça va s’arranger… Françoise ! Demi-Lune se mis à frapper galamment à la porte close donnant sur le petit hall que gardait l’employée.
Issa fut pris de gène mais accepta cette situation où deux étrangers venaient plaider sa cause. Son menton retombait fréquemment sur la poitrine, il était vidé. Les appels répétés du médecin contre la porte métallique clause semblait porter leur fruits. Françoise finit par céder et la porte s’entrouvrit pour laisser apparaître une chambre. Celle qui l’occupait salua ses visiteurs d’un air las, les yeux rougis. Elle ne porta aucun regard vers Issa lorsqu’elle les invita à pénétrer dans ses appartements. L’unique pièce était occupée en grande partie par un grand lit de bois, du modèle que l’on voyait sur les bords des routes exposés en pleine air à la vue de la clientèle. Les draps roses étaient défaits et quelques vêtements s’accumulaient dans un coin de la pièce, près d’une petite commode. La moustiquaire donnait à la couche des allures de lit à baldaquin. Une penderie jouxtait la porte et une seule fenêtre laissait pénétrer la lueur du matin, adoucit par des rideaux fins. Au sol de béton brut, une grande natte colorée. On se serait presque laisser aller à imaginer trouver quelques livres et une coiffeuse dans ce cocon ouaté dont l’extérieur de parpaings banal ne pouvait révéler la présence. Difficile de comparer cet intérieur aux références occidentales mais une atmosphère de chambre de petite fille rêveuse pouvant s’émerveiller de quelques atours bon marchés rendait le lieu improbable et magique. Qu’était devenue l’acariâtre et écumante princesse ? Portant un boubou froissé, la main de Demi-Lune posée sur son épaule, elle écoutait les paroles rassurantes du médecin en réprimant ses larmes. Le mouchoir qu’elle malaxait et son attitude craintive de femme fragile faisait presque oublier la gueule en charpie de son amant. Celui-ci tentait de faire bonne figure mais ici et maintenant, la loi n’était pas en sa faveur, d’où le profil bas et la réserve affichée. L’homme guinéen fait tellement de conneries incompatibles avec le référentiel féminin universel qu’il sait pertinemment quand et comment la fermer. Françoise, cette grande trentenaire élégante qui tenait sa boutique d’une main calme et généreuse, après le point avec son mec à coup de dents et d’ongles, se recroquevillait de tension relâchée. Les paroles fermes et rassurantes du Français firent leur effet relaxant et la femme prostrée se ressaisie lentement. Maneukin restait silencieux en laissant errer son regard sur la scène, debout prêt du mur. Le fautif, car il était évident qu’il y avait faute, attendait de pouvoir refaire son entrée. Il n’en eu pas l’occasion. En promettant de repasser le soir pour les nouvelles, Demi-Lune entraîna dehors ses deux compagnons autant pour séparer le couple dont on faisait des guerres que pour appliquer le programme établi. Les trois hommes traversèrent la rue, Issa monta à l’arrière de la voiture et s’en allèrent.

— On commence par le concessionnaire, proposa le médecin, passant résolument au sujet suivant.
Ils rejoignirent la route Niger où le trafic était déjà dense. Magbana, taxis et voitures diverses traversaient la ville en grand nombre. Comment un pays comme celui-ci, incapable de la moindre industrie mécanique, dénué de ressources pétrolières pouvait-il dépendre autant du moteur à explosion ? Très peu de marcheurs, aucune bicyclette, par de charrettes ou si peu, souvent tirées par des hommes et non par des bêtes, quelques mobylettes antédiluviennes. L’essentiel du trafic était constitué de berlines classiques, de pick-up, de petits bus bariolés convertis au transport en commun et de grands bus citadins, le tout dans état allant de la désuétude de pièces de musée à la décrépitude des mécaniques mâchées par les accidents, les réparations aléatoires et les routes impitoyables. Camions de marchandises, tout-terrains de nantis ou de projets humanitaires et quelques berlines luxueuses apportaient un peu de variété au flot constant d’une circulation labyrinthique. Au Burkina Fasso, on trouvait plus de deux roues, motorisés ou non, que d’automobiles et au Maroc, l’âne et le cheval avaient encore leur place sur les pistes et routes nationales. Ici, circuler en bicyclette était une provocation passible d’une mort certaine.
— Et la priorité ? s’enquit Blondin auprès d’un conducteur plus indélicat que lui.
— Ça n’existe pas en Guinée, lui avait-on répondu avec insolence.
L’état de la route, criblée en sortie de saison des pluies des trous aux dimensions les plus variées, la signalisation verticale et horizontale inexistante, les feux tricolores bien plantés, mais uniquement pour la décoration, tout cela ajouté à un respect quasi nul du sens civique et des règles primaires de sécurité faisait de la conduite un genre de sport anarchique et viril sanctionné régulièrement par des pertes lourdes chez les piétons, les occupants des véhicules et les animaux d’élevage peu enclins à céder la place. Chance exceptionnelle, les parents dans le dénuement ne jetaient pas leurs enfants sous les roues des blancs pour exiger un dédommagement, alors que la légende disait que cette pratique était coutumière dans certaines zones d’Afrique centrale. Mais attention à l’accrochage, devant une foule hostile et envieuse qui prendra fait et cause pour la victime, le blanc devra rapidement se trouver un membre des forces de police ou un « ancien » autoritaire pour éviter le lynchage potentiel. C’est d’ailleurs l’une des rares situations où l’utilité des gardiens de la paix semble évidente, l’uniforme ayant la fascinante propriété de mater la sauvagerie d’un groupe écumant de rage.
Ils se fondirent dans le courant ascendant du nord-est, direction Gbessia.
— Tu oublies celui du centre, fit remarquer Maneukin.
— Sauf si tu veux payer cinq cent mille et attendre quinze jours la livraison. Le concessionnaire officiel de Kaloum, c’est bon pour les coopérants, j’y suis passé hier, répondit Demi-Lune.
— Je vous emmène faire des affaires, ajouta Issa, qui reprenait du poil de la bête tout en cicatrisant.
— On va quand même passer au garage de Koléya, celui tenu par le blanc.
— Je le connais, le prototype du vieux dégueulasse, je l’ai rencontré y’a un an, quand j’ai eu mon premier carton. Il m’a affranchi sur les pratiques sexuelles en vigueur chez les porcs : « Tu fais la sortie des lycées, mais attention, il faut qu’elle soit propre. Moi, tu en fais ce que tu veux, j’utilise une poire à lavement ».
— Ouais, ouais, ouais, je connais ça… généralement, il n’utilise pas de capote et il est marié.
— Voila. Le prototype, je te dis.
— Vous parlez de quoi les gars, un vieux blanc qui se tape mes cousines ? Quelle surprise !
— On évoque la belle aventure moderne.
Le vieux blanc était absent, sans doute occupé à soigner sa crête de coq dans le cul d’une petite ou refiler le sida à sa rombière de soixante balais. Ses esclaves expédiaient les affaires courantes et ignoraient quel prix donner aux pièces détachées de Peugeot ni si les stocks étaient achalandés. Ils continuèrent.
Le Guinéen prit l’initiative de l’itinéraire. Seul un autochtone pouvait s’orienter dans le méandre des ruelles des quartiers périphériques qui n’étaient pas déservis par les grandes artères goudronnées. La piste qui serpentait entre les concessions et la végétation ressemblait plus au lit d’une rivière asséchée qu’aux rues séparant les habitations d’une citée. La 505 vieillissante n’avait aucun mal à se déhancher sur les ravines et les fondrières asséchées, il suffisait de jouer sur la puissance du moteur à bas régime et d’orienter les roues directrices de telle manière que la voiture ne dérape pas. Demi-Lune prenait son temps, accoudé à la portière et manœuvrant le volant d’une main souple. Ses passagers tressautaient avec la décontraction que donne l’expérience. On ne se formalisait même plus de heurter le plafond de la tête. Ils perturbèrent un nombre incalculables de parties de foot, de course au cerceau, de promenades vers les marchés, simplement par leur présence incongrue ou du fait que les ruelles, quand un véhicule ne venait pas s’interposer, étaient le lieu de partage, de frontière, de rencontre d’une population que l’enfermement entre quatre murs ne semblait pas capable de concevoir. D’ailleurs, il faisait beau, comme neuf jours sur dix. Dans une échoppe, Ils prirent une bouteille de Coya glacée et cachetée, la température gravissait le midi.

— Mais ce n’est pas le bon modèle ?
— Patron, c’est un pare-brise de 404. Je peux l’adapter, fit le premier carrossier.
Impossible de savoir s’il plaisantait ou s’il envisageait sérieusement de découper le verre feuilleté, de le tordre à la bonne courbure et de le fixer avec des chevilles de bois.
Ils longèrent la voie ferrée pour rejoindre le marché Madina, poumon d’échange du centre-ville. Peu de blancs osaient s’aventurer seuls dans le dédale torturé des galeries couvertes. Les échoppes, provisoires ou en dur, les badauds, les animaux, dans une promiscuité étouffante. Tout se vendait, s’échangeait, se marchandait, se volait, sauf peut-être les articles de culture et de technologie récente. Un étranger se retrouvait rapidement entouré, entrainé, bousculé et finissait généralement par fuir ce no white’s land, détroussé ou impliqué dans une embrouille alambiquée. Accompagné d’un Guinéen, un ami, un collègue ou son cuisinier, l’occidental était laissé tranquille. Les quelques tentatives de rapprochement se voyaient alors couronnées d’invectives, d’insultes, généralement encouragées voire reprises par les marchands, camelots et mendiants. Un Guinéen qui a gagné la sympathie d’un français est systématiquement pris de honte face au comportement agressif de ses concitoyens, si bien qu’en retour lui-même fera preuve d’une sévérité inflexible pouvant tourner à la violence verbale et physique. Demi-Lune, Issa et Maneukin n’allèrent pas jusqu’à pénétrer dans le marché. Ils se garèrent en périphérie au milieu des magbana de passage. La présence d’Issa eu l’effet escompté : on ne s’intéressa bientôt plus à eux, surtout quand il fut clair qu’ils recherchaient une marchandise précise. Maneukin profita de la pause pour sortir de l’ambulance et fumer une cigarette. Issa lui en prit une et, avec sa tête mâchouillée, interpella les enfants qui rêvassaient à l’ombre d’un bâtiment. Ceux-ci le dirigèrent vers un homme âgé vêtu de lambeaux couverts de cambouis et les discutions s’engagèrent. Les discutions, car les deux interlocuteurs furent bientôt rejoints par d’autres, se découvrant tout à coup une occupation et un intérêt pour les pièces détachées. Après forces gesticulations, le Guinéen revint à la voiture. Il était accompagné de l’un des derniers arrivés au palabre qui cherchait à faire l’intéressant. Quand il vit l’asiatique au volant, il rebroussa chemin.
— Il y a une casse auto dans une rue pas très loin.
— Tu as vu le gars faire demi-tour ?
— C’est Demi-Lune. Les Guinéens croient que tous les Chinois font du karaté. Ils en ont peur.
L’une des arnaques connues du marché Madina se déroulait comme suit : un enfant agile approchait discrètement de la voiture imprudente transportant des visiteurs et collait, le plus souvent sur la vitre arrière, un énorme autocollant fluorescent déclarant en grosses lettres style graffiti le message abscond de « Little Boy » ou de « Starnight ». Venait ensuite un adulte, souvent plusieurs, exigeant le règlement du prix de la décoration à la colle si puissante qu’elle servait à rafistoler les pare-brises étoilés. Il était difficile de ne pas débourser le prix exorbitant de l’article. A la vue de la quantité d’automobiles arborant ces horreurs criardes, la vente forcée devait également s’appliquer à la population indigène. Pour prévenir le désagrément, mieux valait garer tout véhicule en dehors de la zone d’influence du marché, voire décorer soi-même sa voiture.
A nouveau, ils s’engagèrent dans le méandre des ruelles anonymes, sans numéro ni plaque pour les différencier. Après quelques manœuvres pour atteindre un petit promontoire, ils pénétrèrent lentement dans la cour de ce qui ressemblait effectivement à un tas d’ordure pour carcasses décédées. Trois hommes à l’allure patibulaire s’avancèrent à leur rencontre, tout aussi surpris de les voir qu’eux d’être ici. Ils quittèrent le véhicule et encore une fois, Issa engagea les pourparlers. Les casseurs avaient des pare-brises, du modèle qu’ils désiraient.
— 400 000 francs !
— Bon, allez, on s’en va.
— Attends, attends.
En fait non, ils n’étaient pas très commerçants ; n’insistaient pas pour négocier. Ils se laissèrent aller à 350 000, mais cela parût encore trop aux Français. Pourtant, Maneukin le vit bien, tout un amoncellement de ces pare-brises était entassé dans un abri. En s’approchant, il remarqua les vignettes d’assurance et le rétroviseur déjà collés dessus. Merde ! Le sien était sans doute ici ! Ca lui éviterait de refaire les démarches pour les papiers et … Mais voilà pourquoi la vue était aussi dégagée quand il conduisait ! Il n’y avait plus de rétroviseur pour lui masquer le panorama. Ces vendeurs ressemblaient de plus en plus à des receleurs. Ils prenaient confiance et ne redoutaient plus un contrôle. Ces clients n’étaient là que du fait de leur ami guinéen et n’enquêtaient pas sur un quelconque trafic.
— Ce sont des pare-brises volés ? Demi-Lune avait décidemment le chic pour mettre les pieds dedans.
— Bon, les gars, c’est trop cher, on se tire ! Maneukin avait bien compris que la prudence dictait de ne pas trop cuisiner ces austères carrossiers.
La poussière des quartiers populaires saupoudrait la toile de leur chemise froissée. La sueur granuleuse perlait à leur front pâle. Une bouffe au Damier s’imposait, histoire de se prendre une véritable hydrocution dans le bain de civilisation gauloise. Il parait qu’attend, dans l’interstice le plus poussiéreux du monde, un havre sophistiqué, une chaise de brasserie parisienne, un comptoir de bois et de cuivre, un miroir ouvragé, une bolée de cidre brut, une goulée d’oxygène graillonnante du fumet de jambon à l’os, de fournée de croissants au beurre, de tasse de chocolat chaud. Peut-être existe-t-il un arbre à palabre entre les tours de Manhattan, une théière brûlante sur la Place Rouge, des prières tournées vers la Mecque au milieu des kangourous, des enfants qui jouent en bande sous le regard austère de la grand-mère à Vienne. A Conakry, une balise ancrée aux fonds abyssaux du quartier Niger, à l’entrée de Kaloum, presque vis-à-vis de l’infâme tripot fréquenté par les « boscos » coréens et pakistanais débarquant de cargos ouvragés par la rouille et les mycoses, profitant du séjour touristique pour perfectionner leur anglais auprès de Sierra-léonaises ou de Libériennes éplorées par l’éloignement de leur foyer ravagé par une révolution aux idéaux diamantaires et pétroliers à la fois, à la devanture écaillée gage de réputation et de tarifs préférentiels. En face de l’historique marché Niger donc trône le Damier. Tenu par un pâtissier-traiteur venu de Maine et Loire, pénétré en ce lieu équivaut à franchir le mur de Berlin, direction est-ouest, mais sans les miradors. A l’extérieur, il faut cependant franchir une nuée de bana-banas qui rayonne du marché tentaculaire proche qui s’enfonce dans les galeries couvertes d’une espèce de souk torturé et proposent cigarettes à prix cassé, cigares cubains de calibre exceptionnel et radioréveils de compétition. Force insulte et mépris permettent d’atteindre le périmètre assuré par les employés de l’établissement. La porte de verre refermée, un monde d’une quiétude révoltante raidit le client. Oui, client, concept rare car ici on est accueilli par un personnel empressé mais non servile, attentif mais désintéressé, silencieux mais compréhensif. Bref, qui possède le métier de pourquoi il est employé, la restauration à la française, dans tout ce qu’elle peut posséder de supérieur. Le patron n’est pas là ? Qu’à cela ne tienne, une myriade de serveurs, de caissières, de cuistots, de maitres d’hôtel s’affairent à faire tourner la boutique, à enchanter les enfants blonds et mal élevés qui recherchent sucettes et viennoiseries, à satisfaire les exigences des bourgeoises mal baisées caquetant les nouvelles du gynécée, à placer à leur table les ogres ventrus de la coopération et les vautours de l’économie guinéenne trimballant hors naphtaline leur épouse officielle et dégoulinante de bijoux vulgaires. On s’en paye une bonne tranche, et le repas fait d’autant plus plaisir qu’il engouffre l’équivalent de la moitié du salaire d’un fonctionnaire local.
Une fois Issa déposé à Madina, Maneukin et Demie-Lune firent leur entrée dans l’enclave climatisée du Damier comme le font tous les CSN que ce petit monde vérolé croit rendre indifférent. Le petit monde en question le leur rend bien, même si le jeune médecin se doit de rappeler régulièrement à cette population qui est passée entre ses mains curatrices qu’il les méprise du haut de ses vingt six ans. Saluant par inutile compassion les Guinéens derrière le comptoir, ils furent guidés à l’étage et laissèrent tomber leur maigre silhouette poudrée de latérite sur la chaise ouvragée. Maneukin posa ostensiblement son paquet de Congress et en tira une clope à la fumée nauséabonde que les autochtones eux-mêmes rechignaient à lui demander.
— Une mèche ! exigeaient-ils.
— Tu n’as pas dis les mots magiques, avait-il coutume de répondre quand ils ne possèdaient pas d’arme automatique.
— Eh ! Tu fumes des cigarettes de maçon !
Avec deux canettes de Sköl glacées de cinquante centilitres, on leur présenta la carte. Celle-ci décrivait un savant mélange de mets proches de la cuisine hexagonale enrichis d’ingrédients locaux, ce qui donnait à l’ensemble une teinte colonialiste désuète et charmante. Les deux hommes s’y plongèrent. Tout avait l’air appétissant, d’autant qu’ils n’étaient pas habitués des lieux, contrairement au groupe de personnes qui se préparait à se lever deux tables plus loin. L’heure du déjeuner était passée et le restaurant commençait à se vider. La bière savoureuse et les plats appelant des murmures impatients, ils ne remarquèrent pas que l’un des convives sur le départ s’approchait. En levant la tête, ils reconnurent Mondévaste, directeur de la mission de coopération de Guinée. Maneukin se raidit, mais il s’adressa à Demi-Lune qui lui, se détendit dans sa chaise pour ainsi regarder l’homme de pouvoir en baissant les yeux.
— Je vois que les jeunes savent se faire plaisir ? leur fit le fonctionnaire sur un ton enjoué et badin.
— Rassurez-vous, c’est exceptionnel ! Nous ne sommes que des CSN, après tout. Nous n’avons pas le salaire de ministre des coopérants, répondit négligemment Demi-Lune tout en continuant à jeter un œil sur son verre de bière fraiche.
L’homme rebroussa chemin, écourtant cette conversation qui ne s’engageait pas selon ses souhaits. Il n’avait pas bonne presse auprès des appelés du contingent. En dehors d’être leur supérieur direct, il était réputé pour ses colères vaines, son agitation ridicule et son désir de reconnaissance. Il est trop gros, trop rougeau et trop vieux, trop différent de ces jeunes novices de la collaboration France-Afrique pour ne pas paraitre louche à leurs yeux. Blondin était parti depuis pas loin d’une année, mais les révélations qui fît à l’époque à ses camarades firent des ravages sur le regard que ceux-ci portèrent dorénavant sur leur supérieur, leurs collègues, leurs voisins, les coopérants français aguerris qui auraient pu devenir sinon leurs modèles, du moins leurs guides dans ce monde nouveau pour eux. L’informaticien de la mission de coopération se procura ainsi la liste complète des salaires des fonctionnaires en mission en Guinée. S’échelonnant de 30 000 francs mensuels pour une secrétaire à 150 000 pour un conseillé de ministre, les jeunes arrivants, touchant eux-même la somme astronomique de 10 000 francs dans un pays où le salaire moyen se situait aux alentours de 400 francs pour la minorité de Guinéens qui bénéficiaient d’un salaire ne purent que faire des rapprochements désagréables. Par rapport aux français trimant au pays pour des postes équivalents, par rapport aux comportements de rat de certains, mais surtout par rapport au mépris affiché vis-à-vis de la population locale et à l’énergie déployée en manœuvre politique pour faire durer leur mission et ainsi engranger un maximum de fric. Au temps pour la mission de service public. Demi-Lune, gardien de phare de la santé de tous les fonctionnaires français du pays, en avait vu défiler de belles. Sa nature discrète toute en courbure asiatique et le secret professionnel l’empêchait de divulguer le croustillant détail des secrets honteux qui lui était confiés. Il lui fallait cependant lâcher du lest et face à l’hypocrisie et la connivence, les sarcasmes pleuvaient.

— Je vais me laisser tenter par le « canard aux olives et ses tagliatelles au pistou », fit Demi-Lune.
— Ça me tentait aussi, mais je vais prendre le « gigot d’agneau rôti aux herbes », renchérit Maneukin.
— Tu pourras gouter le mien. Si on prenait une petite entrée à deux pour finir les bières ?

Maneukin ne voulait plus de pare-brise. Il s’était laissé influencé par les coopérants avec lesquels il en avait parlé et qui lui déconseillaient de dépenser pour un véhicule qui ne lui appartenait pas. C’était ainsi, on lui avait même suggéré d’embarquer l’ordinateur portable de fonction. Un vol pur et simple, qui passerait inaperçu. Il avait refusé. La coutume voulait qu’on se nourrisse sur la bête. Il était tellement difficile d’obtenir du budget pour venir efficacement en aide à ce pays qui manquait de tout que les fonctionnaires français trouvaient naturel de s’approprier matériel, essence, consommable. Maneukin n’avait plus que quelques jours à tirer avant de rentrer en France. Il se sentait mal de laisser la voiture en mauvaise état. Elle roulait, il s’en servirait même jusqu’au bout pour se rendre au bureau. Demi-Lune serait son taxi de luxe pour ses dernières sorties. Mais s’il choisissait la voie légale en s’adressant au concessionnaire officiel, il devrait engager une forte somme qui ne lui serait probablement pas remboursée pour une réparation qui ne serait faite qu’un ou deux jours avant son départ. L’autre solution, qui consistait à passer par le marché parallèle, l’obligeait à retourner chez ces drôles de types avec l’argent en liquide, ce qui représentait une pile de cinq centimètres d’épaisseur, ce qui ne passerait pas franchement inaperçue, de laisser sa voiture sur place quelques temps en prenant le risque de ne pas retrouver tous les morceaux d’origine. Il n’était pas rare, en effet, de déposer la voiture chez un garagiste peu scrupuleux ou distrait et de voir les pièces en bon état remplacées par d’autres plus anciennes ou même simplement disparaitre. Comme tous les Français avant lui, colons et coopérants, il avait le sentiment de laisser derrière lui une terre dévastée qu’il avait participé, dans ses faibles capacités, à rendre plus exsangue encore par cette petite lâcheté. Il se consolerait en sachant qu’il n’aurait sans doute pas de successeur à sa mission aux douanes et que la Peugeot finirait dans l’escarcelle d’un autre projet parasite aux enjeux obscures et inutiles.

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  • Pare-brise Le 16 novembre 2010 à 14:44, par Le Baron

    Une grande acuité dans le regard mais quel propos désabusé !!! C’est dommage... d’autant que les tagliatelles au pistou valaient bien les éclairs au chocolat de la Pâtisserie Centrale (une de mes 4892 hallucinations du premier jour à Conakry : prendre le petit dej là-bas avec Pierre Adam le 12 sept 1993 par 27 degrés à 08h00 du mat’, plus kitsch tu proutes).
    Une très belle histoire en tout cas, heureusement que tu es là pour faire revivre ces moments, je "sentais" le truc !
    Enfin bon, après cette journée bien remplie, une bonne douche fut la bienvenue.

    PS : La nouvelle intitulée "Cat et le blouson noir que Greg aurait aimé porter" je l’écris ou ça restera une légende ? Merci de transmettre... :)

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    • Pare-brise Le 16 novembre 2010 à 16:34, par le DC

      Merci, vieux !
      C’est vrai que l’angle de vue est globalement pessimiste. Je ne désespère pas de rédiger quelques anecdotes plus légères, voire croustillantes. Pour ce qui est du cuir en sky, j’ai peur que les stocks soient encore en Chine. Le sujet est cependant suivi avec acuité par qui de droit.

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  • J’veux du cuir !!!! Le 18 novembre 2010 à 13:51, par Cat

    Mouais mouais mouais

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  • J’veux du cuir !!!! Le 18 novembre 2010 à 18:26

    Greg,
    tu l’écris, ou bien ?

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