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SKX

vendredi 5 février 2010, par Grégory Joulin

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Une douzaine d'années déjà, que ces évènements eurent lieu.

Je m'en souviens bien car nous étions alors tous témoins, sur le campus où j'étudiais à l'époque, d'un étrange phénomène climatique, rarissime et singulier, sorte de pendant printanier du célèbre "été indien" automnal, quand les derniers jours d'octobre se parent des couleurs et de la température caressante d'un retour estival inespéré. Nous étions en avril ; de façon inattendue, des courants froids et humides venus du Nord s'installèrent pour plusieurs jours, transformant chaque crépuscule en un envahissement de brume opaque, coupante, nimbant le monde, s'insinuant partout : végétation, rues, bâtiments.... et peut-être bien coeurs et âmes, également.

Je finissais mon année de maîtrise, passais mon temps à bûcher comme une bête pour ne pas foirer l'examen final en juin et pouvoir quitter la fac, affronter le monde. Pas de fric, pas de petite amie, peu de potes : les distractions étaient rares. Quand la brume est arrivée, ce fut, à sa mesure, un évènement : pour me détendre, le soir, posté à la fenêtre ouverte de ma piaule, je fumais des cigarettes, observant le brouillard épais et tranquille, imaginant, l'esprit quelque peu enfiévré par les algorithmes révisés à la chaîne, des ombres furtives errant entre les chênes centenaires de la cité U à la recherche de sensations, d'aventure. Généralement, Carl, mon coloc, se mettait alors à gueuler :

- Ça caille, bordel ! Ferme, putain...

Je ne lui en voulais guère : il venait de Vendée. J'obtempérais généralement en silence, et fermais la fenêtre.

Depuis la chambre, grâce à l'éclairage public, la nuit prenait une teinte orange-grise et j'aimais la contempler encore quelques instants. Les algorithmes pouvaient bien attendre.


En rentrant d'un cours d'analyse fonctionnelle particulièrement retors, je tombais, deux jours plus tard, après le week-end, sur Carl complètement excité qui arpentait notre chambrée à une allure de possédé :

- T'es au courant ? demanda-t-il en haletant.

- De quoi ?

- Y a eu un meurtre ! Ils ont trouvé une fille assassinée derrière la fac de science-éco ! Massacrée, y paraît.

- Tu déconnes ?

Non, il ne déconnait pas, ce vieux Carl. La zone était bouclée et quand j'ai tenté, comme quelques autres curieux, de m'approcher de la fac d'éco, deux-trois flics nerveux nous firent dégager sans ménagement excessif. Ils étaient à cran. Je les comprenais. Le soir même, Carl sorti, je me demandais, observant la brume derrière la fenêtre, dans le noir de notre chambre, ce qu'avait ressenti cette malheureuse, au moment de sa rencontre funeste. Qui sait, cela s'était peut-être passé pendant une de ces étranges nuits brumeuses : une étreinte froide,  glacée et passionnée, entre une naïve étudiante, une ombre insaisissable et l'acier froid d'un couteau. La peur me gagna.

Les détails qui allaient filtrer dans la presse le lendemain, bien que ténus, semblaient indiquer un sévère acharnement sur la victime. Plus bas dans l'article que je lisais, figurait une photo de la jeune infortunée : une petite brune boulotte à lunettes, quelconque, déjà vieillotte. La déception me prit : ce cliché, mon parfum de drame et d'aventure morbide n'y résisterait pas. Triviale inertie du quotidien. Sous la photo, un nom : Sabrina Cousineau, 22 ans, étudiante en licence de sciences économiques, originaire de Fontenay-Le-Comte.

C'était donc vrai. Ces choses arrivaient. Je sursautai quand Carl murmura, derrière mon épaule :

- Il paraît qu'il lui a coupé les oreilles ! T'imagine ?

- Non, vieux, j'imagine pas.

Je lui calai d'office le journal dans les mains et m'éloignai.

Le lendemain matin, la seconde victime fut découverte à côté de l'amphithéatre S de la fac de lettres modernes, et pour le coup, la nouvelle fit encore plus grand bruit que le précédent meurtre. Non seulement le crime venait de se produire vingt-quatre heures après le premier, non seulement en plein milieu du campus qui grouillait de flics, mais en plus la victime était connue de tous : syndicaliste étudiante notoire, Gaëlle Martineau animait une émission appréciée du public universitaire sur la télé locale, "Étudiants poil aux dents". Elle était plutôt mignonne, en plus.

Dans la chambre, le même soir, les commentaires allaient bon train.

- C'est y pas malheureux, un canon pareil ? fit Carl, dégoûté.

- Je l'ai croisée plusieurs fois, dis-je, ça fait bizarre de savoir qu'elle est morte.

- Tu l'as sautée ?

- Je ne vois pas le rapport. Pourquoi tu demandes ?

- Rien. Comme ça.

Il replongea dans son classeur de trigo. Fin de l'entr'acte pour lui.

Il était huit heures du soir et la brume faisait lentement son entrée. L'air nocturne devenait de plus en plus vif, les microscopiques gouttelettes d'eau charriées par le vent transperçaient tout. Je me levai pour aller regarder le brouillard depuis le porche, Carl devenait pénible avec cette histoire de fenêtre.

Au moment où j'allais sortir de la pièce, il me lança :

- Au fait, celle-là, il lui a coupé la tête, à ce qu'on dit.

- Pauvre connard, grommelai-je.

Je claquai la lourde.

En bas, cigarette allumée, je m'arrêtai quelques mètres après la porte d'entrée de l'escalier B, celui du bloc où je résidais, quand un type maigre, blouson de cuir marron, aux yeux agités, s'approcha et me demanda :

- On peut savoir où vous allez ?

Il tendit une carte tricolore. D'accord.

- Assassiner une jeune femme, pourquoi ? répondis-je en exhalant un léger nuage de fumée.

Le flic se rapprocha. Je sentis son haleine fétide. Autour de nous, le brouillard avait pris possession du campus, anéantissement des distances, oblitération du son.

- Les petits marioles comme toi, je les brise, t'entends ? grinça-t-il. Bouge, maintenant.

Je vous jure, il a vraiment dit ça, "je les brise".

Je me détournai de lui, jetai négligemment le clope et m'en retournai.

La porte refermée, je regardai du hall vers l'extérieur : le flic ne me quittait pas des yeux.


Le journal du lendemain le hurlait par ses gros titres : un, les flics n'étaient qu'une bande d'incapables et deux, un détail avait fuité dans la presse. Le meurtrier avait gravé avec un objet tranchant trois lettres sur le ventre de la malheureuse Gaëlle Martineau : un "S", un "K" et un "X". D'où venait cette information ? Mystère. Dans un film, j'avais entendu un type dire que les journalistes payaient des flics pour obtenir ce genre de scoop. Légende, mythe, réalité ? Sur le campus, où errait un spectre désormais surnommé SKX par les étudiants apeurés, les faits perdaient tout sens, les fantasmes prenaient corps, et la Mort demeurait un secret.

Dans la chambre, je me battais contre une énigme à résoudre en Lisp quand Carl m'interrompit :

- Ça veut dire quoi, "SKX" ?

- Aucune idée.

Il marqua une pause et hasarda enfin :

- Peut-être "Serial Killer X" ? Ou alors "Stephen King X" ?

- Qui sait ce qu'un dingue essaie de dire ?

Il se tut, puis reprit :

- Tu sais, cette histoire de tête ?

- Tu remets ça ? lui lançai-je.

- Ouais, eh ben, c'est vrai... Il lui a tranché la tête !

- Qu'est-ce qui te dit que c'est un homme ? Si c'était une femme ?

Le "O" que fit sa bouche était tellement inattendu, l'effet comique tellement disproportionné, que je me mis à rire. Il se renfrogna. Toujours ça de gagné.


C'est le lendemain qu'un grand discours devait être tenu par le recteur de l'Université dans l'amphi A de la fac de droit. La déclaration allait être retransmise par des haut-parleurs dans le hall de l'amphi, et une équipe de la télé locale se tenait sur place pour diffuser le truc. J'y étais.

Des trémolos dans la voix, le vieux y alla de son oraison funèbre, louant le courage de ces deux jeunes femmes sacrifiées sur l'autel de l'insécurité, exhortant l'amphi bondé à coopérer activement avec les forces de police (quelques sifflets s'élevèrent alors) et affirmant enfin avec fermeté qu'aucun individu violent et lâche ne saurait faire flêchir le Temple du Savoir que représentait l'Unversité de ...

- Y'en a eu une autre ! hurla soudain une voix du haut des gradins.

Le recteur, secoué quoique digne, osa un bien cavalier "Quel est le con qui...?" mais il était trop tard... Devant un public compact et les caméras de Télé-Nantes, un étudiant dégarni venait de vendre la mèche, déclenchant un chaos indescriptible -qui allait d'ailleurs être coupé au montage- en annonçant l'impensable : une troisième malheureuse avait été découverte, derrière le resto U du Tertre, à deux pas. Son corps... enfin, d'après la rumeur, quelque chose manquait.

Le campus fut promptement évacué, quelques faciès plus bronzés que la moyenne dûment contrôlés, mais dans l'ensemble les étudiants effrayés abandonnèrent les lieux sans faire d'histoire. Je regagnai ma piaule de cité U, y trouvait un Carl un peu pété au shit ramené quelques semaines plus tôt de Hollande.

- Jamais deux sans trois, fit-il.

- On sait qui c'est ? demandai-je.

- SKX ?

- La victime, crétin.

- Une des employés du self, je crois.

- C'est marrant, t'as l'air bien renseigné, je trouve...

Il fit des yeux ronds.

- Je vois, j'entends, je sens ! murmura-t-il.

Je lui jetai mon polochon sur la tronche.

- Faut monter une milice, proposa faiblement Carl. Rien à foutre...

- T'es dingue ? répondis-je.

Aucune réaction : il s'était endormi.

Par la fenêtre, on ne distinguait plus rien. Les autres bâtiments avaient disparu : la brume d'argent les avait avalé.


Le canard du lendemain avait dû recevoir des consignes, relatant l'affaire avec une parcimonie de détails : lieu, nom, métier de la victime, timide avancée de l'enquête, appel au calme. La femme s'appelait Louise Dantec, elle bossait au resto U, au self. Sur la photo, on distinguait une petite blonde souriante, la quarantaine, sans grand charme. Elle avait dû se faire attaquer en quittant son job, après neuf heures du soir. Comble de l'ironie : elle venait de fêter ses dix ans à la cafétéria.

Des étudiants politiquement à droite distribuaient des tracts pour la création de patrouilles de protection et réclamaient davantage de flics, des étudiants de gauche, eux, appelaient à une attitude responsable et des investigations ciblées, en arguant -pas faux, d'ailleurs- que la présence d'inspecteurs en civil sur le campus rendrait impossible la distinction entre les policiers et des agitateurs venus du dehors. Le recteur, remis de son bref malaise lors de la bronca dans l'amphi, s'apprêtait à annoncer une avancée des vacances de Pâques de deux semaines et comptait bien déposer un recours pour faire retarder les examens de fin d'année en juillet au lieu de mai.

L'ébullition et le désordre régnaient. Mais la nuit venue, en silence, autre chose prenait le pouvoir, halètement des airs, craquement des branchages, frissonnement des échines. La peur du loup garde encore la vie dure.


Deux échauffourées avaient eu lieu le lendemain matin, la première quand deux policiers furent pris à parti par un groupe d'étudiants furieux qu'on leur interdise l'accès à la cafétéria ; la seconde au moment où un jeune type en fac de socio fut tabassé par des nerveux de l'UNI, le syndicat étudiant de droite. Avec ses cheveux longs, son nez élancé et sa démarche bonhomme, le mec avait dû leur paraître suspect. La situation dégénérait. Les flics avaient plutôt intérêt à se bouger.

Je me rendais à un cours d'Intelligence Artificielle qui s'annonçait costaud quand je croisai Carl : il suait.

- Oh bordel, tu devineras jamais...! bégaya-t-il.

- Non... Pas ça.... fis-je.

- Si ! Le tueur a encore frappé ! Une quatrième ! A moitié enlisée dans le fleuve, les poulets deviennent dingues, ils ont envoyé vingt types en garde à vue dont deux sur des brancards, de pauvres gars qui passaient juste dans le coin et qu'ils ont démolis !

- Mais c'est pas vr...

- De la folie pure ! La méga pression, y paraît que le préfet pète les plombs ! Et le Maire, aussi !

- Nom de Dieu...

- J'te laisse, je vais glaner des infos !

Il disparut prestement. J'arrivai à mon cours avec cinq minutes de retard. Incapable de prendre la moindre note.

Deux heures plus tard, en sortant, j'aperçus un petit groupe qui devisait avec animation. Je m'approchai. Ils évoquaient la victime, ce à quoi elle ressemblait.

- On sait qui c'est ? j'ai demandé comme ça, oubliant ma timidité naturelle.

- Y paraît que c'est une nana en fac de sciences, répondit une blonde plutôt pas mal.

- Et... qu'est-ce qu'elle faisait près du fleuve ?

- Le fleuve ? Pas celle du fleuve ! On parle de celle qu'on a retrouvée sur le toit du labo de chimie !

Je me sentis quelque peu mal. Non, très mal. J'allais m'asseoir un peu plus loin, seul. Les étudiants du petit attroupement n'y prêtèrent guère attention.


Le soir venu, maussade, je fixai la brume argentée paresseusement alanguie sur le campus abandonné. Une semaine de brouillard. Cinq femmes assassinées.

Maudits. Nous étions maudits.

Et puis, le lendemain matin, sans crier gare, éclatant, miséricordieux, le grand Soleil père de toute vie fit son retour, triomphant et invaincu. Avril reprenait ses quartiers, avec ses après-midi doux, ses soirées légères où résonnent le rire suave des filles qui se font embêter par les garçons et font semblant de ne pas aimer ça. Finie la brume, évanouies les ombres dans l'air froid et salin, refermée la boîte aux secrets. Ensuite, ce serait mai, et sa Nature exubérante, l'anti-chambre de l'été.

Le recteur tint parole. Les vacances de Pâques furent avancées d'une semaine, le campus  déserté juste après le retour du beau temps. Le nom des deux victimes de l'assassin fut dévoilé, mais bien peu y prêtèrent attention.

De retour de vacances, l'affaire avait pris pour moi un tour irréel, comme une vieille légende encombrante, une mauvaise odeur qui perdait de son impact.

Il n'y avait pas eu d'autre crime. La peur rôdait toujours et les flics ont facilement dû arrêter une trentaine de personnes, mais toutes finirent par être relâchées. Pour les prochaines élections, le Maire, lui, était donné perdant à 220 contre 1. Quant au recteur, il décéda prématurément d'une embolie cérébrale, sans doute déclenchée par tout ce merdier.

À leur façon, ils furent les deux dernières victimes du fantôme insaisissable qu'on appelait SKX.

Pour ma part, j'obtins en juin, après un mois de révisions héroïques, mon diplôme de maîtrise avec mention "Assez bien", ce qui constituait la clef sertie d'or pour mon départ en Coopération vers un pays africain, où je restai deux ans. De retour en France, je fis mes armes au sein de diverses entreprises, et c'est dans l'une d'elles que je rencontrai ma future femme. Nous nous sommes mariés quatre ans plus tard et avons maintenant deux beaux enfants. Hasard de mes pérégrinations professionelles, nous nous sommes installés il y a trois ans non loin -amusante coïncidence- de la fac où j'avais fait mes études, dans un petit lotissement tranquille. Lors des dernières fêtes de fin d'année, la neige s'est invitée : quel immense bonheur pour nos deux pious-pious ! Nous menons la belle vie.

Je n'ai jamais revu Carl. Et je n'ai rien fait pour.


Comme je vous le disais, ces évènements se déroulèrent il y a douze ans.

Et puis ce matin, au réveil... Le remue-ménage dans la maison, l'agitation de ma femme en bas, les enfants qui pleurent, et à peine le temps de descendre que mon épouse crie et me fait des reproches alors que je l'écoute à peine, les yeux fixés sur la fenêtre vers l'extérieur, scrutant la pâle luminescence d'une brume opaque qui anéantit les distances, oblitère le son, avale le décor.

Déjà, hier soir, en sortant fumer une cigarette devant la maison, je l'avais senti, cet air froid, salin, saturé d'infimes gouttelettes qui transpercent tout, fruits de ce phénomène climatique si rare, si singulier, qui n'arrive qu'au printemps.

Ma femme s'est enfermée dans la salle de bain, au premier. Je réconforte comme je peux nos  deux chéris, Léo et Lucie. Ils n'aiment pas que leur papa et leur maman se disputent.

Sur l'écran plat du salon, un lugubre présentateur de la chaîne info raconte une histoire à propos d'un corps de femme mutilé retrouvé ce matin sur le campus de la ville, près d'ici. Il donne des détails que les petits ne doivent pas entendre. Je zappe bien vite sur la chaîne Gulli et lui abandonne les enfants rassurés. Je voudrais bien l'être autant qu'eux.

À l'étage, depuis la salle d'eau, ma femme hurle que je ne suis pas rentré de la nuit. Séparé par la porte, je voudrais la consoler, lui dire qu'elle se trompe mais, assez bizarrement, impossible de me souvenir de ce que j'ai pu fabriquer hier soir ; je me souviens de la cigarette fumée en contemplant la brume, et ensuite plus rien, le trou noir. Ce dont je suis sûr, c'est que je me sens gagné par une peur panique d'aller inspecter la poubelle verte, là bas, au fond de notre garage obscur.

Derrière la porte, mon épouse sanglote. Elle croit que j'ai passé la nuit avec une autre femme.

Et moi... Mon Dieu, je commence à le croire aussi.

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