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Tu sais même pas dire "Je t’aime"

jeudi 21 janvier 2010, par Grégory Joulin

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Sans se hâter, il traversait l'un des ponts au desssus du fleuve lorsqu'il sentit le cellulaire vibrer dans sa poche, contre la cuisse droite. Il s'en saisit et, à la lecture du prénom sur l'écran lumineux (Joëlle), poussa un bref soupir. Joëlle était sa compagne, ils étaient ensemble depuis deux ans et n'avaient pas d'enfant. Les choses marchaient moyen, depuis quelques mois maintenant.

La corrida commença aussitôt, à peine le temps pour lui d'actionner la touche "Appel" verte et de dire :

- Allô ? Ça va ?

- ON VERRA ÇA PLUS TARD, SI ÇA VA ! LA BAGNOLE DÉMARRE PAS !

- Comment ça, la bagnole démarre pas ?

- T'ES SOURD OU QUOI ? LA BAGNOLE DÉMARRE PAS ! JE TOURNE LA PUTAIN DE CLEF ET RIEN NE SE PASSE !

- OK, OK... Restons calme. Qu'est-ce qui apparaît sur l'écran ?

- L'ÉCRAN ? QUEL ÉCRAN ? T'ES MALADE OU QUOI ?

- Le tableau de bord, oh bordel, fais pas l'idiote, je me suis trompé, c'est tout... Le tableau de bord !

- FAIRE L'IDIOTE ? TU ME TRAITES D'IDIOTE, TOI ? TOI ?

- Quoi, moi ? J'essaie de t'aider, m'engueule pas !

- M'AIDER ? COMMENCE PAR EMPLOYER LES BONS MOTS, AVANT DE DONNER DES LEÇONS, CRÉTIN !

Il soupira de nouveau, plus profondément, et reprit calmement :

- OK, est-ce qu'il y a des voyants rouge sur le tableau de bord ? Est-ce qu'il y un petit voyant avec une batterie d'allumé ?

- QU'EST-CE QUE J'EN SAIS, MOI ?

- Mais enfin, c'est simple, sers toi de tes yeux, voyons...

- AH TU RECOMMENCES À FAIRE LE MALIN ? TU RECOMMENCES À FAIRE DE L'ESPRIT ? MONSIEUR JE-SAIS-TOUT, QUI CONFOND ÉCRAN ET TABLEAU DE BORD ?

- Joëlle, putain t'es vraiment chiante !

- CHIANTE ? PARCE QUE TOI, T'ES PAS CHIANT, PEUT-ÊTRE ? TU VOIS PAS DANS QUELLE MERDE JE ME DÉBAT, NON ? J'AI UN RENDEZ-VOUS SUPER IMPORTANT AVEC UN CLIENT DE LA BOÎTE, ET TOI TU ME TRAITES D'IDIOTE, DE CHIANTE ? MAIS TU T'ES PAS REGARDÉ, MON PAUVRE !

- Ben vas-y, continue, insulte-moi, pendant que tu y es ! J'en ai rien à secouer, de ton problème merdique ! Qu'est-ce que j'en sais moi, pourquoi la bagnole démarre pas ? Je te dis que c'est sûrement la batterie !

- T'AS RIEN DIT DU TOUT !

- Je t'ai demandé si il y avait un petit voyant rouge allumé avec une batterie dessus, tu m'as répondu "Non", j'en déduis donc que c'est la batterie...

- J'AI PAS RÉPONDU "NON", J'AI RÉPONDU QUE J'EN SAVAIS RIEN... T'AS PAS ÉCOUTÉ ! DE TOUTE FAÇON, T'ÉCOUTE JAMAIS CE QUE JE TE DIS !

- C'est pas vrai, et tu le sais... Commence pas, Joëlle, par pitié !

- PAR PITIÉ ? TU M'IMPLORES, MAINTENANT, AU LIEU DE M'AIDER ? MAIS T'AS VRAIMENT AUCUNE DIGNITÉ, MON PAUVRE !

- Joëlle, s'il te plaît, j'aimerais que tu arrêtes de proférer des phrases toutes faites, si c'était possible...

- OH PUTAIN, JE DÉTESTE QUAND TU EMPLOIES TES GRANDS MOTS, MONSIEUR JE-SAIS-TOUT !

Il se sentit accablé. Avec le temps, elle devenait de plus en plus aigrie, colérique, de plus en plus relâchée, de plus en plus moche. Où était passée l'étudiante rieuse dont il était si amoureux, à la Fac ? Ils s'étaient rencontrés à la caféteria, un jeudi de mai, ils faisait un temps radieux et, par la baie vitrée, à quelques centaines de mètres, le fleuve resplendissait comme un miroir ardent. 

Mais si elle était devenue comme cela, c'était peut-être bien, également, de sa faute à lui.

D'un ton las, il dit :

- Joëlle, je... j'en ai marre, t'entends ? Je n'en peux plus... de tes cris, de tes reproches...

- ET MOI ? COMMENT TU CROIS QUE JE FAIS ? JE PASSE MON TEMPS À REPASSER DERRIÈRE TOI ! TU SAIS RIEN FAIRE À LA MAISON ! TU SAIS PAS BRICOLER ! TU SAIS PAS RÉPARER UN FER À REPASSER ! POSER DU PAPIER PEINT ! MÊME POUR OUVRIR DES HUÎTRES, TU TE COUPES !

- Je sais écrire ! Tu aimais bien mes histoires, autrefois, comme "Pour toujours Sylvia"...

- CELLE AVEC LA FILLE MORTE, LÀ ? MAIS T'ES MALADE, MON PAUVRE ! FAUT TE FAIRE SOIGNER ! C'EST DÉGUEULASSE, CE QUE T'ÉCRIS ! LA LISTE DES COURSES CHEZ AUCHAN A PLUS DE TALENT QUE TOI, TU TE RENDS COMPTE DE ÇA ?

- Oh nom de Dieu...

- C'EST PAS POSSIBLE ! TU SAIS RIEN FAIRE DE TES DIX DOIGTS !

- Tu disais pas ça, hier soir...
- OH RECOMMENCE PAS, JE T'EN PRIE ! TU SAIS MÊME PAS DIRE "JE T'AIME" CORRECTEMENT !

- Joëlle, j'en ai marre !

- MOI AUSSI ! ET JE SUIS EN RETARD, T'ENTENDS ? IL EST DÉJÀ DEUX HEURES ET JE SUIS EN RETARD !

- Tourne cette putain de clef dans ce putain de démarreur et dis-moi si quelque chose apparaît à l'écr... euh, sur le tableau de bord.

- NE ME PARLE PAS SUR CE TON, T'AS COMPRIS ? JE T'INTERDIS DE ME PARLER SUR CE TON !

- Écoute... Écoute-moi bien... On va faire comme ça : tu tournes la clef, tu me dis si c'est la batterie, ce que je présume, j'appelle le garage pour qu'ils t'envoient une dépanneuse, pendant ce temps tu appelles ton client pour prévenir de ton retard inopiné, et ensuite, ceci fait, je te LARGUE, t'as compris ? C'est fini ! Plein le cul de toi !

- AH C'EST COMME ÇA ? J'AURAIS MIEUX FAIT D'ÉCOUTER MON PÈRE ! IL ME DIT TOUT LE TEMPS, "QUITTE-LE, TU MÉRITES MIEUX, C'EST UN NUL, IL A PAS D'AMBITION" !

Une bouffée de rage l'envahit et il lança :

- Tu rappelleras à ton papa bien-aimé, retraité EDF à cinquante-deux balais et pas porté sur la bouteille mais un peu quand même, que s'il a des choses à me dire, il peut me les dire en face ! Putain, mais c'est quoi, cette famille ?

- TA GUEULE ! NE PARLE PAS DE MA FAMILLE COMME ÇA !

- Et toi ne parle pas de moi, de ma vie, de mes histoires comme ça ! J'en ai marre, bordel, marre ! Marre de toi... marre de tout !

Elle se mit à pleurer. Jamais il n'avait entendu quelqu'un pleurer de la sorte, des sanglots qui venaient de loin, qui sortaient du gouffre d'une âme en ruines. Et sur ce pont presque désert, il cru bien qu'il allait craquer aussi et il dut s'enfoncer des barres de fer dans les yeux et dans le bide pour ne pas chialer.

Il murmura :

- Bon, ne pleure pas, Jo... Ne pleure pas. Quelque soit le problème, on va essayer de le résoudre, d'accord ?

- C'EST FOUTU... TOUT EST FOUTU !

- Mais non, rien n'est foutu, tu vas voir...

- LA VOITURE... ELLE NE...

- J'arrive, d'accord ? J'attrape un bus et j'arrive... Je suis là dans vingt minutes. 

- TRAÎNE PAS, ALORS !

- Oh putain...

Il raccrocha prestement.

Rien à foutre. Il était bien décidé à y aller, à faire démarrer la voiture, et ensuite, bye bye. La liste des courses chez Auchan... Où allait-elle chercher ces phrases débiles ? Remarque, comme écrivain, elle serait pas mal, dans le genre trash.

Sur le chemin de l'arrêt de bus se trouvait un tabac. Il y entra. Le lecteur électronique de vérification des tickets de Loto se trouvait à droite : il présenta le billet de la Française des Jeux, acheté la veille, sous le fin laser rouge. La machine bippa.

Sur l'écran vert apparut la phrase : "Lot gagnant : huit euros cinquante-quatre".

Il sourit faiblement. Malgré tout, il lui restait encore un peu de talent.

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